La troisième mort de Dieu
À Baïnem, dans les faubourgs d’Alger, à la veille de la Noël 1997, André Glucksmann entrouvre la porte de l’enfer. Un enfant de neuf ans est cloué par les bras, ses trois petites sœurs sont éventrées et, sur le corps décapité du père, les assassins ont cousu une tête de poupée. De l’affreux spectacle sont nés ce livre, et la thèse de l’auteur. Crucifié il y a 2 000 ans, Dieu a été mis à mort une deuxième fois par Marx et Nietzsche. La troisième mort est advenue au XXe siècle, dans une continuité sanglante, Grande Guerre, nazisme et Shoah, communisme, islamisme et, noire cerise sur le gâteau dégoulinant, génocide rwandais. Passons sur le trop grand honneur fait aux deux bourreaux de la deuxième mort et restons à la troisième, qui soutient la thèse : « Un Dieu démenti par les horreurs du monde ».
C’est en Europe, théâtre principal desdites horreurs, que Dieu est mort. Double exception que cette mort européenne : exception de lieu (dans le reste du monde, Dieu continue à vivoter), exception de temps (dans l’histoire du monde, une société sans Dieu c’est « du jamais vu »). Il faut donc creuser un peu, avec la prudence qu’impose l’érudition de l’auteur au lecteur, vite renvoyé à sa Béotie. Tout — c’est-à-dire, pour résumer d’un mot, les méfaits de l’idéologie — commence avec Platon, coupable d’un néfaste « tour de passe-passe ». L’Éros des origines est le « cheval de Troie qui rend la cité ingouvernable », cité des hommes comme Olympe homérique. Platon embrigade le trublion, le discipline, le sublime enfin dans sa philosophie de l’amour. Aux « fables confuses et immorales » de la mythologie succède une théologie. La divinité est responsable du seul bien et le ciel séparé de la Terre. La déchristianisation actuelle ne serait que le retour du principe de réalité ; Homère est « plus vrai que Platon ».
De ce retour du réel, où le mal est sans cesse à l’œuvre, les médias, que l’on vilipende à la légère, sont le révélateur utile et efficace. Chaque soir à 20 heures, la télé célèbre sa messe noire et l’écran rappelle aux oublieux que le mal existe, au détail et en gros. C’est le gros qui intéresse l’auteur : « Le Moloch découvert en 14-18 ne chôme guère depuis ce temps-là ». Pourquoi ?… C’est la faute à la foi, quelle que soit celle-ci. « Pour tuer, il faut beaucoup d’enthousiasme, (…) pour massacrer par millions, il faut une idéologie de fer ». 14-18 fut une aventure religieuse. Pareillement le communisme et le fascisme. Plus encore et plus ouvertement la fureur islamiste. Voici « Dieu démenti par les horreurs du monde » et, à Auschwitz, « le Très-Haut jugé par son peuple ».
Condamner Dieu pour impuissance ou malignité, c’est une bien vieille tentation et il faudrait, pour la critiquer à nouveau, plus de science que nous n’en avons. Pourtant, décider si les crimes complaisamment décrits sont cause ou conséquence du refus de Dieu, n’est-ce pas trancher d’un indécidable ? André Glucksmann penche pour la cause ; pour aboutir à la réponse inverse, crimes du siècle comme conséquence de l’athéisme, il eût suffi de dater la « mort » ultime de Dieu de notre Révolution et non de 14-18. On aurait alors été conduit à discuter — discussion que l’auteur juge dépassée — de la juste répartition de la causalité entre la foi et le non-sens, entre le sens et les Lumières.
André Glucksmann est-il si sûr de son fait ? C’est lui faire injure que de le croire. On connaît son action militante, par laquelle il traque, avec courage et ténacité, le Mal. Proclamant dans ses écrits que Dieu est mort, il travaille, par ses œuvres, à le ressusciter. Dès les premières pages du livre, il dévoile ses incertitudes : c’est aux inquiets qu’il s’adresse, pour lesquels la mort de Dieu n’est, pas plus que sa vie, « une affaire bouclée ». Les fois dont il nous parle ne sont pas foi en Dieu, et lui-même oppose le totalitarisme des maîtres libérés du divin garde-fou à la modestie des anciens souverains qui, comme le capitaine à son bord, ne sont maîtres qu’après Dieu. Lorsque l’insensé magnifiquement mis en scène par Nietzsche s’indigne autant du crime commis que de l’inconscience des assassins, c’est, commente Glucksmann, que ceux-ci « ne savent pas qu’ils sont désormais Dieu ».
L’auteur — Dieu soit loué ! — s’effraie de ses propres conclusions. Il recule devant « l’impensable fin de tout » et « la mort sans pourquoi qui hante des terres de détresse ». À un gosse libérien portant sa Kalach on demande s’il pourrait tuer père et mère ; « Why not? » répond l’enfant. C’est le genre humain, et non Dieu, qui se meurt. « Cela porte un nom : crime contre l’humanité ». Grâce à ces honnêtes contradictions, on se prend à trembler d’espérance. André Glucksmann n’est-il pas sur le chemin de Damas ? ♦