Le socialisme français et la guerre
Patrice Buffotot a déjà beaucoup publié sur le sujet avant de nous livrer ce panorama des relations complexes qu’entretient depuis cent trente ans un courant de pensée dépassant l’étroite dénomination de « parti » fortement teinté d’idéologie, et confronté alternativement aux spéculations de l’opposition et aux réalités du pouvoir, avec une institution d’allure monolithique et soucieuse d’efficacité jusqu’à se voir parfois soupçonnée d’oublier les principes pour parvenir à ses fins. Le titre adopté semblerait légèrement impropre, n’était l’heureuse précision apportée par le sous-titre : « Du soldat-citoyen à l’armée professionnelle ».
Plus que de « socialisme » il serait en effet préférable de parler de « socialismes » au pluriel, tant se côtoient et souvent s’affrontent courants et tendances s’exprimant en une quantité de motions parmi lesquelles se cherche la synthèse. Et plus que le phénomène « guerre », on serait plutôt tenté de considérer la société militaire caractérisée par sa mentalité et ses impératifs réels ou supposés. En effet, pour ce qui est de la guerre, le socialisme français n’a jamais rechigné. Malgré Dreyfus, les proclamations sur la liberté des peuples et les frémissements d’horreur envers le nucléaire, les députés socialistes votent à l’unanimité la loi de 1905, l’Union sacrée survit à de timides remises en cause, des gouvernements socialistes intensifient l’engagement dans les luttes coloniales et lancent Marcoule et Reggane avant que de Gaulle ne s’en empare. Jaurès, Albert Thomas, Blum sont incontestablement des patriotes non démagogues dont les projets imposent aux citoyens de lourdes servitudes et qui n’ont jamais été à l’aise devant les sirènes anarchistes.
Ainsi, et tel est selon nous le message essentiel transmis par ce livre, on ressentirait à l’heure de vérité une paradoxale entente, presque une complicité, entre ceux que le raisonnement et la tradition seraient susceptibles d’opposer. Il est certain que, de leur fait (et cela est apparu de manière aveuglante au moment de la Commune), les socialistes n’ont pas cherché à s’intégrer dans l’appareil militaire, quitte à se plaindre d’y découvrir des filières dynastiques, à en acquérir la culture, à en mesurer les contraintes ; ils le considèrent a priori avec méfiance et vont jusqu’à douter injustement de sa loyauté. Faute de pratique, leurs constructions théoriques les plus cohérentes en apparence risquent de se révéler impraticables dans l’exécution. Le contact avec les données du terrain ramène à des vues plus pragmatiques sinon plus saines… ou même à des « volte-face ». Dans un des chapitres les plus révélateurs, Buffotot montre par exemple que le Front populaire « a plus fait pour les canons que pour le beurre » et a accordé à un état-major frileux plus de crédits qu’il n’en demandait, au point que cette politique de réarmement « n’est pas étrangère à sa chute » !
Il s’ajoute un mélange d’agacement et de fascination devant la particularité militaire qu’on voudrait effacer mais qui impressionne. Pour l’auteur, les responsables socialistes, au grand dam des militants, ont été régulièrement « retournés ». Lorsque Charles Hernu est chargé par le président de « s’allier les milieux militaires », il a tôt fait de « tomber sous le charme » et on se demande à la base si, « au lieu de créer un groupe de pression socialiste au sein de l’armée », on n’est pas en train de faire l’inverse. Faut-il à ce point insister sur cette influence ? Nous avons ressenti désagréablement la présentation du conflit d’Indochine comme une sorte de fromage au bénéfice d’un « lobby militaire » se livrant à d’« habiles mises en scène » ; même impression à propos de l’Algérie où la « surenchère patriotique » est censée avoir poussé à « capituler » devant les « ultras ». La RC4, joyeuse partie de campagne extorquée par les seigneurs de la guerre ? La bataille d’Alger, initiative de boutefeux galonnés débordant ce « brave garçon » de Lacoste en prétextant de vagues attentats ? Peut-être avons-nous mal interprété ces passages…
Les débats, voire les déchirements, sur la guerre d’Espagne, l’atlantisme, la CED, le nucléaire, les finesses de la querelle entre le « maintien en état » et le « maintien en l’état », sont exposés en détail. On redécouvre sans cesse au long des décennies les mêmes constantes et les mêmes contradictions sur les conditions de déroulement du service militaire, le rôle des réserves, la formation universitaire des cadres… La narration très vivante de la préparation à l’arrivée aux affaires de l’équipe Hernu avant l’installation à l’hôtel de Brienne captivera les contemporains. Le récit des dernières années, à partir des cohabitations, est en revanche plus énumératif ; il sert surtout (voir le sous-titre) à annoncer le virage capital qui voit des héritiers nourris au lait de la pensée jaurésienne, élevés dans la contemplation de « cette référence incontournable » que fut longtemps l’Armée nouvelle, adhérer à la construction d’une armée professionnelle « projetable » et à la mise en sourdine de la défense territoriale pourtant jugée jadis « œuvre nationale d’importance extrême » (Jules Moch).
Pour l’auteur, qui synthétise toute cette aventure en une courte et remarquable conclusion, l’abandon des dogmes n’est pas le fait des seuls socialistes ; il fait partie de l’« effondrement des idéologies ». On peut ou non suivre Patrice Buffotot dans cette généralisation finale, mais il serait en tout cas dommage de ne pas entreprendre, sous la conduite de ce guide compétent et sévère, la lecture de cet ouvrage très documenté. ♦