Pour qui meurt-on ?
La question est pertinente. Mutins ou pas, les poilus du Chemin des Dames savaient depuis l’école primaire qu’ils se battaient, non pour le roi de Prusse, mais au contraire pour arracher à ce monarque l’Alsace et la Lorraine. En revanche, depuis une bonne cinquantaine d’années, les soldats français, tout en mourant moins souvent mais en constatant que la marche vers le « zéro mort » était encore asymptotique, ont pu parfois se demander quels étaient exactement les buts des pièces dont ils étaient, dans toutes sortes de théâtres et moyennant un modeste cachet, les acteurs ou les figurants. La couverture du livre, par un montage astucieux, offre un éventail de réponses, puisque les lettres du titre se détachent sur un fond aux couleurs françaises, américaines, onusiennes et européennes. Le choix est donc ouvert.
La forme adoptée est originale. De courts récits, imprimés en italique, couvrant la période comprise entre le 15 décembre 1995 et le 9 juin 1996, sont autant de mini-reportages sur la vie militaire multinationale en Bosnie, tout en remettant en mémoire les aventures vécues peu d’années auparavant sur le même territoire à la tête du 2e étranger. Chacun ouvre la voie à un chapitre de commentaires et de réflexions, parfois en illustration directe de ce qui précède, d’autres fois en élevant le débat jusqu’à des considérations plus générales, au risque de rompre l’homogénéité de l’ensemble. Non qu’il soit interdit à un légionnaire d’évoquer l’Internet ou le « village planétaire », mais on peut mal étreindre à force de trop embrasser. Le style est vif, facile sans être lâche. Quant à la référence à Sun Tsu, indispensable à l’heure actuelle pour tout ouvrage sérieux traitant de défense, elle apparaît heureusement page 128.
Le lecteur trouvera ici plusieurs centres d’intérêt. En premier lieu, un témoignage sur la situation contemporaine de cette « mosaïque humaine, culturelle et religieuse » : l’aéroport de Sarajevo à l’image des camps retranchés de toujours, les épisodes de « migration pitoyable » des populations, l’efficacité des méthodes anglo-saxonnes par le biais d’états-majors interalliés performants (malgré la persistance de « filières parallèles » en direction des hiérarchies nationales), un sens des responsabilités et des délégations aboutissant à l’institution de véritables « proconsulats » débarrassés du poids, encore trop pesant du côté français, de pressions multiples et concurrentes ; mais aussi chez nous un manque d’interventionnisme économique et de liaison avec les milieux d’affaires qui nous a fait « rater le rendez-vous de la reconstruction », tandis que « les ouvriers de la vingt-cinquième heure récoltaient les bénéfices ». En second lieu, des recommandations en technique militaire qui nous ont paru fort judicieuses, en particulier sur la primauté actuelle du combat en zone urbaine et sur la place à accorder aux armes « non létales ». Enfin, un certain désarroi devant la difficulté de concilier, d’une part l’obligation de mener désormais les actions de force au sein de coalitions en forme de « croisades démocratiques… seul cadre dans lequel elles sont légitimées par la communauté internationale », et d’autre part le souhait d’échapper à l’étouffante et obsédante toute-puissance américaine qui tend à ne pas faire de nous « autre chose qu’un satellite ».
Le leitmotiv réside cependant dans la promotion du soldat professionnel « haut de gamme » et furieusement high-tech. Ce terrifiant et coûteux Goldorak, pour qui « l’utilisation des armes doit rester l’exception », tandis que les gouvernements répugneront à « écorner » un si bel outil, devra faire preuve de discernement, en un mot devenir « intelligent ». Voilà qui n’est pas très affectueux pour les anciens poussés dans les orties, mais sans doute mérité puisque ceux-ci ont en leur temps perdu pas mal de guerres. Reconnaissons que la « maîtrise de la violence » est affaire délicate et qu’il serait malséant de douter de la « force de caractère » nécessaire à cet exercice. Richoufftz nuance d’ailleurs in fine son filial mépris et se rachète en fermant la marche par quelques belles et modestes pages assorties d’un paquet d’honnêtes points d’interrogation et appelant à retrouver des « certitudes ».
Ce livre est-il iconoclaste ? Nous sommes invités par la publicité à considérer comme « exceptionnel » le fait qu’un officier en activité se mêle d’écriture. Le qualificatif est exagéré. Certes, la production littéraire dans ce milieu est restreinte, mais Le Fil de l’épée fut signé par un membre de la corporation, et bien d’autres, de talent moindre voire médiocre, ont suivi. Il s’agit plutôt d’autocensure, sous des ministres en général tolérants, la frilosité se situant de préférence le long de la hiérarchie militaire. Le plus difficile est finalement, comme pour tout écrivain non propulsé par les médias, de trouver un éditeur ! Nous avons lu avec étonnement dans un quotidien parisien il y a quelques semaines une recension prétendant découvrir dans Pour qui meurt-on ? une série de « couacs » et de « dérapages » susceptibles de « faire tousser » la curie. Tel n’est absolument pas notre avis ; cette œuvre nous a semblé tout à fait « militairement correcte ». Son auteur est à coup sûr homme d’initiative sachant prendre ses responsabilités sans besoin de téléguidage ; mais si un haut responsable de la défense avait voulu trouver une bonne plume apte à présenter et à justifier les options du moment (voir par exemple les pages 182 et 183), il n’aurait pu mieux choisir que de faire appel à ce colonel. ♦