L’Asean et la construction régionale en Asie du Sud-Est
Si l’orientale Ansea (en français) navigue volontiers dans le flou, tel n’est pas le cas pour l’auteur qui possède à coup sûr acharnement à expliquer et rage de convaincre. Elle n’est pourtant pas aidée par une présentation matérielle terne, une typographie serrée, des alinéas interminables et très peu de sous-titres. Le style est irréprochable, les fautes d’impression rares et l’humour absent. Une fois qu’on aura assimilé le genre de la maison et compris que cet ouvrage n’est pas de ceux qu’on emporte à la plage pour se délasser en rêvassant, il reste une étude de fond extrêmement complète, précise et documentée sur une association qui a désormais dépassé ses trente printemps.
Après la longue introduction, les douze chapitres qui précèdent les vues d’avenir finales reposent chacun sur une idée de formulation simple, démontrée, pour ne pas dire assenée, à l’aide de multiples exemples dûment accompagnés de références. Une fois le clou enfoncé, parvenu à la page 306 et avant de compléter ses connaissances par la consultation des textes en petits caractères des déclarations, communiqués et traités, le lecteur se trouve dans le même état qu’après une séance de drill : fatigué, voire épuisé, il sait vraiment enfin ce qu’est l’Ansea. Il le sait sous les différents aspects traités en détail, mais il a saisi aussi sur le fond le style d’un ensemble qui est avant tout un « état d’esprit », il a progressé dans la perception de la mentalité asiatique, il situe mieux les influences et les rapports de force et risque moins de périlleux contresens.
La plus grossière erreur serait en effet de comparer l’Association à d’autres regroupements et en particulier à l’Union européenne. Ici, des États de formation récente situés dans une « zone de marches entre les môles indien et chinois », ayant en commun d’avoir subi l’occupation japonaise, issus pour la plupart de la décolonisation et à la recherche d’une cohésion nationale à laquelle ils étaient peu préparés, ont vu leurs dirigeants, soucieux d’asseoir leur pouvoir, créer une sorte de club. Il s’agissait pour eux de se serrer les coudes face à des difficultés semblables d’ordre interne, revendications autonomistes et menace de subversion communiste notamment. Cependant, point de structures lourdes et un minimum de bureaucratie ; rien d’un second Bruxelles fixant les dimensions des crevettes. La supranationalité y est un « mot inconnu », de même que les objectifs chiffrés et datés ou les sommets planifiés. L’idéologie ne commande guère dans cet assemblage hétérogène de pays où la population varie de 3 à 74 millions d’habitants et le PNB par tête de 22 520 à 220 dollars. Les convictions démocratiques affichées se heurtent à une conception des droits de l’homme assaisonnée à la sauce locale et le Vietnam est admis sans trop de manières après un délai de décence. En politique étrangère, tout en s’abritant sous le parapluie américain, on cherche à échapper aux contraintes de la bipolarité, dans l’esprit de la conférence de Bandoung, et à éviter de jouer les deuxièmes couteaux au sein d’une alliance militaire de type Otase. Entre soi enfin, on gomme les différends sans les supprimer. L’auteur fournit à l’appui de sa description un bouquet de formules du genre : « Ce sont les partenaires les plus lents qui déterminent la vitesse » et quelques images parlantes : celle, classique, de l’auberge espagnole ou celle du plus petit commun dénominateur.
Avec le temps, l’Ansea a certes évolué vers une Asie « hanséatique, industrialisée et urbanisée ». Son audience s’est affirmée sur la scène internationale, elle a « tissé sa toile » et « mis à profit sa position médiane » au cours de la guerre froide avant de « récupérer une partie de la matière hégémonique perdue par le binôme États-Unis–URSS ». Il lui faut maintenant « accompagner les changements » dans un cadre devenu tri ou quadripolaire, où les conflits internes longtemps gelés peuvent resurgir et où un « sentiment diffus d’insécurité » s’installe au rythme de « l’allègement du dispositif US ». L’affaire est loin d’être gagnée, les projets de coopération ciblés conduisent à des bilans décevants, le niveau des échanges commerciaux inter-Ansea reste faible. S’y ajoutent actuellement les effets de la crise financière, les doutes sur la « solidité réelle des dirigeants » et les craintes sur les conséquences de l’élargissement à des pays qui ne sont pas des parangons de tranquillité, Birmanie aujourd’hui, Cambodge demain, marche possible vers une Association à plusieurs vitesses.
Cette entreprise originale défie les appréciations cartésiennes. Il n’est pas dit pour autant que l’Europe n’ait pas quelques leçons à prendre. L’Ansea a servi de « mégaphone des intérêts nationaux », tout en constituant un contrepoids à l’égard des ambitions des Grands. On a su y « être d’accord pour être en désaccord sans être désagréable ! » et appliquer élégamment le fameux principe de subsidiarité. Le travail fouillé de Sophie Boisseau du Rocher mérite respect et admiration. On pourrait seulement souhaiter, à l’usage du grand public, une version allégée et agrémentée, à défaut de bandes dessinées, de quelques illustrations, par exemple les portraits des leaders cités à longueur de page. ♦