Demain, la Bosnie
Le général d’armée (CR) Cot commandait la 1re armée lorsqu’il a été nommé à la tête de la Forpronu en juillet 1993. Parce qu’il manifestait son désaccord avec l’Onu, en particulier pour l’emploi de la force aérienne de l’Otan, il a été rappelé en France en mars 1994, à la demande de M. Boutros Boutros-Ghali. Peu de temps après son retour à Paris, ce chef militaire à la carrière diversifiée a démissionné et s’est lancé dans de nombreuses études sur l’ex-Yougoslavie, notamment au sein de la Fondation pour les études de défense.
Aujourd’hui, le général Cot est devenu un spécialiste reconnu de la « question balkanique ». Le livre qu’il nous propose rend compte d’une enquête minutieuse menée en Bosnie en mai 1998. L’auteur montre comment les Bosniaques des trois communautés voient leur avenir. Il analyse les chances de réconciliation et les risques d’une partition définitive, par le truchement de nombreux entretiens avec des personnalités civiles les plus diverses (ambassadeur de Bosnie-Herzégovine en France, président du Parti paysan croate, directeur de l’organisation Média plan, directeur de l’École de journalisme franco-bosniaque, directeur de l’Institut Independent, rédacteur en chef de la télévision Zetel, président du Comité Helsinki bosniaque…). Les témoignages concernent également des « gens » appartenant aux couches sociales les plus modestes. Parmi ceux-ci : le patron d’un café restaurant à Ilijas (15 kilomètres au nord-est de Sarajevo), une commerçante musulmane, un journaliste de Mostar, un restaurateur à Pale, un fonctionnaire de la douane au nord de Mokro (République serbe)… À tous ces échanges, il convient d’ajouter des conversations insolites « de rue » dans certains endroits de Sarajevo : pont de « la fraternité et de l’unité », café « Impérial », immeubles endommagés…
L’investigation conduite par le général Cot a renforcé sa conviction : il n’y aura pas de progrès véritable dans l’œuvre d’apaisement et de réconciliation en Bosnie tant que les pouvoirs nationalistes actuels resteront en place. Or la communauté internationale a traité exclusivement avec ces autorités pendant la guerre pour faire la paix. Selon l’auteur, il existe aujourd’hui d’autres interlocuteurs possibles qui se battent pour rendre crédible une solution différente de celle des nationalistes et qui « nous supplient (l’enquête le montre) de mieux les entendre, les reconnaître et les soutenir ». L’ancien commandant de la Forpronu s’insurge contre l’opinion générale qui prétend que la guerre de Yougoslavie puise ses racines dans l’expression d’une haine très ancienne entre ses peuples (guerre d’autant plus barbare que « cette haine aurait été refoulée, contenue, par un demi-siècle de titisme »). Par les témoignages qu’il a recueillis, l’auteur veut prouver que cette tragédie « n’était pas un conflit inéluctable et incontrôlable, mais au contraire une opération politico-militaire préparée de longue date par les autorités civiles et les chefs militaires serbes, qui ont inventé l’idée que les trois communautés bosniaques ne pouvaient pas vivre ensemble ».
Pour appuyer sa thèse, le général Cot ne manque pas d’exemples convaincants : ainsi de cette famille croate expulsée de Berkovici en 1992 et confiant son unique vache à ses voisins serbes, « lesquels seraient heureux de pouvoir la lui rendre, après en avoir tiré une partie non négligeable de leur subsistance » ; ainsi de cette ancienne ballerine musulmane de Sarajevo qui s’est battue pendant toute la guerre pour défendre les locataires serbes et croates de son immeuble contre les tracasseries de l’administration bosniaque ; ainsi de ce combattant musulman de Gornji-Vakuf qui crie à son vis-à-vis croate, un ancien voisin, de mieux se camoufler « parce que ce ne sera pas toujours moi que tu auras en face ! » ; ainsi de ce milicien serbe sur le front au sud de Stolac : « De temps en temps on buvait des coups avec ceux d’en face », c’est-à-dire les miliciens croates ; ainsi de cette famille de Stolac qui s’occupe de l’entretien des maisons contiguës de ses voisins serbes et musulmans, expulsés en 1993, et reste en contact avec eux… On pourrait multiplier les témoignages.
Pour le général Cot, la réconciliation (comme le précise sans équivoque l’annexe 7 des accords de Dayton) reste possible, mais elle se heurte à des obstacles psychologiques dressés par les autorités locales. Parmi ceux-ci, il cite les réformes scolaires conduites de façon indépendante dans les trois communautés, mais toutes marquées par les mêmes arrière-pensées nationalistes. Les non-Serbes rechignent à envoyer leurs enfants dans des écoles « où on leur apprend la mythologie serbe ». Pour leur part, les Serbes n’acceptent pas que les leurs aillent dans les écoles « où l’on enseigne que nos héros nationaux sont des criminels ». Au vu de ce constat, on mesure l’importance de l’enseignement scolaire pour les pouvoirs en place : par des programmes spécifiques, une « réécriture de l’histoire », une « modification incongrue » de la langue commune, on « fabrique de la différence » dès l’enfance. Il faudra beaucoup de temps pour gommer cette anomalie de l’histoire. C’est ce que dénonce le général Cot dans un véritable cri du cœur. ♦