Sahara occidental ; les enjeux d’un conflit régional
L’ouvrage de Mme Mohsen-Finan est, à notre connaissance, le dernier livre paru sur le conflit du Sahara occidental. Ainsi que le suggère l’auteur, le dénouement de cette triste affaire pourrait être proche, auquel œuvre l’habile et tenace médiateur des Nations unies, James Baker, ancien secrétaire d’État de George Bush. Outre cet argument d’actualité, la qualité du livre, et une objectivité très rare sur un sujet qui soulève les passions militantes, nous incitent à le recommander.
1976 est la vraie date du début de la guerre. L’auteur rappelle fort bien l’usage initial fait du conflit par les quatre acteurs. Le roi du Maroc se pose en « unificateur », consolidant ainsi son pouvoir et reprenant en main son armée, dont on sait la part qu’elle a prise dans les attentats de 1971 et 1972. Le président mauritanien, Mokhtar Ould Daddah, voit là le moyen d’achever la difficile construction nationale à laquelle il consacre, depuis 1960, des efforts méritoires et efficaces. Boumediene à Alger, qui se veut leader révolutionnaire des pays du Tiers-Monde encore à libérer, trouve à sa porte une cause à soutenir. Le Front Polisario, nouveau-né inattendu, s’emploie à inventer une identité sahraouie qui doit beaucoup à la colonisation espagnole et fort peu à une particularité ethnique qui la distinguerait de l’ensemble des Maures.
C’est à partir des années 80 que le livre prend son élan. Après de graves revers, le Maroc, par la construction de « murs » successifs, neutralise militairement le conflit. Les combattants du Front en sont réduits à lancer des actions symboliques, rappelant périodiquement leur présence à l’opinion internationale par ce que j’ai ailleurs appelé « la violence expressive ». Dès lors, la Mauritanie exclue (elle est sortie de la guerre en 1979, après l’éviction du malheureux Mokhtar Ould Daddah), c’est à l’intérieur de leurs frontières, pour l’essentiel, que les trois acteurs restants « utilisent » le conflit.
À l’abri du mur, le Maroc entreprend « la mise en valeur de ses provinces sahariennes », dont l’intégration au Maroc est le but : transfert de populations du Nord vers le Sud (qui motivera, en décembre 1991, la démission de Johannes Manz, représentant spécial de l’Onu) ; énormes investissements appliqués à l’enseignement, la santé, le logement, les travaux publics ; extension de Laâyoun (1), sacrée ville impériale et passée de 28 000 (1974) à 160 000 habitants. Le Front Polisario, sous le drapeau d’un État potentiel, RASD pour République arabe sahraouie démocratique, administre au mieux, au profit des nomades réfugiés sous son égide dans les camps de la région de Tindouf, l’aide importante qu’il reçoit d’ONG fédérées par le Croissant-Rouge et de pays amis. Il contrôle sévèrement, selon les méthodes que ses premiers dirigeants ont empruntées aux régimes de l’Est, une population sans recours. De la politique algérienne enfin, l’auteur présente une étude très fouillée que justifient, de Boumediene à Chadli, les antagonismes au sein du pouvoir et de l’armée, dont le Sahara occidental est l’un des éléments. Quelque désireux qu’on soit de se débarrasser du fardeau que représente le soutien du Front, il n’est pas facile de renier l’héritage de Boumediene. Les sympathies marocaines que l’on connaissait à l’éphémère président Boudiaf ne sont peut-être pas étrangères à sa fin tragique.
La déroute du camp socialiste soutenu par l’URSS, la prise en compte du courant islamiste algérien, fort hostile aux « marxistes mécréants » du Front Polisario, les difficultés économiques de l’Algérie, la lassitude des réfugiés de Tindouf, voilà qui met le parti sahraoui en mauvaise posture. 1988 est l’année charnière, qui voit la reprise des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc, interrompues en 1976, le plan de paix de l’Onu, les appels renouvelés de Hassan II assurant « ses fils égarés » de sa clémence, et, dans les camps de Tindouf, la frustration des combattants et la naissance d’une opposition de nature tribale. Les appels du roi ne sont pas sans échos, et Mme Khadija Mohsen-Finan fait une analyse édifiante des ralliements au Maroc de quelques personnalités sahraouies, que le souverain exploitera largement : ainsi Omar Hadrami, responsable de l’organisation des camps, Ibrahim Hakim, ancien ministre de la RASD, et Gajmoula Bent Ebbi (2), présidente de l’Union des femmes sahraouies.
L’épilogue est-il proche, et lequel ? L’auteur met en lumière, et à bien juste titre, l’opposition référendum-négociation, et le parti qu’en tirent les acteurs du conflit. Ceux-ci, jusqu’à maintenant, semblaient peu pressés de clore le débat, chacun trouvant son compte dans sa prolongation. De ce point de vue, la tenue du référendum est pour eux la pire solution, débouchant sur un vainqueur et un vaincu. Aussi sa perspective est-elle sans cesse retardée par « la guerre des listes électorales ». Antinomique du référendum, la négociation au fond est seule porteuse d’espoir. Il y a longtemps que le Maroc propose un compromis, que faciliterait la régionalisation du royaume ; mais l’après-guerre fait peur : pas facile d’accueillir 100 000 rapatriés, dont beaucoup ont acquis dans les camps une conscience politique forte, et de faire place à leurs anciens dirigeants ! Cependant le temps passe, et presse. Le souci qu’a Hassan II de l’avenir de la monarchie, le changement prochain à la tête de l’État algérien, la misère des exilés de Tindouf, donnent aujourd’hui à la paix sa meilleure chance. Il faut savoir gré à Mme Khadija Mohsen-Finan de l’avoir si clairement montré. ♦
(1) Laâyoun est l’orthographe généralement adoptée. Convenable phonétiquement, elle ne l’est guère étymologiquement : al-Ayoun (les sources) conviendrait mieux.
(2) Autre querelle de mots : le Bent employé par l’auteur ferait douter de l’origine authentiquement sahraouie de Gajmoula ; c’est Ment que disent les Maures pour « fille de… ».