Les cercueils de toile
Le temps de l’« Indo » est révolu, la guerre américaine du Viêt-nam est terminée, mais on continue à se battre avec acharnement à droite et à gauche dans ce Sud-Est asiatique « capable des plus grandes atrocités comme des plus merveilleux délices ». Le souvenir des Français s’estompe, les correspondants de guerre nostalgiques se démènent de Birmanie aux Philippines dans un monde confus de réguliers, de rebelles et de mercenaires où se pratique un sabir anglo-saxon. Voici le cadre dans lequel Marc Charuel décrit l’existence des pigistes de la violence, fournisseurs professionnels de frisson.
L’ambiance oppressante est bien rendue, la fatigue palpable, l’odeur captée. Les descriptions sont souvent terrifiantes (disons « insoutenables » pour suivre la mode), comme celle des bandes de chiens qui « patrouillaient au milieu des débris et des corps à demi ensevelis ». La mort est omniprésente dans l’indifférence, le dégoût et des éclairs de pitié. On en vient à glisser vers le délire, dans l’évocation de l’« enfer de seconde classe » des Philippines ou de ces cent trente kilomètres parcourus à pied au Cambodge en vingt-quatre heures (?) sous la menace obsédante des mines. La matière du livre est ainsi faite d’épisodes successifs rarement datés, vaguement localisés, accompagnés de retours en arrière et de mises en parallèle, si bien que cette accumulation un peu décousue finit par paraître monotone dans l’horreur et dans l’absurde. Les huit chapitres coiffés de titres sans signification précise se différencient peu.
L’ouvrage offre à notre avis deux sources supplémentaires d’information intéressantes. La première tourne autour du métier de correspondant, encore que – et c’est regrettable – Charuel parle très peu de ses techniques de prise de vues, d’écriture, de transmission, des relations avec ses employeurs ou ses clients… Entre deux expéditions en quête d’« images paradoxales glanées au hasard des routes de guerre », tous ces garçons se connaissent, se croisent, fréquentent les mêmes hôtels et les mêmes bouges, rencontrent les mêmes condottieres et, comme tous les hommes de terrain face aux états-majors, jouent les James Bond vis-à-vis des planqués des salles de rédaction. Dans la bagarre, ces moments paroxystiques qu’ils connaissent mieux que la vie quotidienne du combattant, les conditions matérielles sont précaires et le tube digestif est mis à rude épreuve ; l’accueil des soldats n’est pas forcément chaleureux pour ceux qui « viennent bouffer dans les gamelles de l’armée » et à qui on a tendance à servir des spectacles plus ou moins « bidon ». Au retour de mission, notre auteur s’interroge avec sensibilité sur cette course au sensationnel. Voilà une « belle bande de charognards », pour qui « chaque petit billet gagné est le prix d’un drame », se compromettant fatalement avec les compagnons d’un jour, musulman avec les musulmans, communiste avec les communistes, capable à l’instar de cette équipe australienne de payer un groupe d’irréguliers pour monter une embuscade maison et s’offrir ainsi le scoop d’« une cinquantaine de cadavres enchevêtrés sur un tapis de sang ». Existe-t-il une déontologie dans la profession ? Il existe au moins des réputations et Charuel ne met pas tout le monde dans le même panier d’une « faune bigarrée toujours entre deux joints, deux verres, deux arnaques ou deux putes ». Il n’empêche qu’il cultive un style accrocheur, heurté, volontiers ordurier, fait de « collines à la con » et de « mecs qui se chient dessus », d’une façon systématique qui ne semble pas indispensable à ce point pour restituer une atmosphère et offrir une garantie d’authenticité. Puisque nous en sommes à la nostalgie, il y eut des ouvrages non truffés de grossièretés sur les tranchées des Éparges où la boue était aussi collante que dans le Sud-Est asiatique.
Le second centre d’intérêt fourni en prime vient des jugements formulés par le témoin lorsqu’il s’élève au-dessus du quotidien. Ne nous attardons pas sur la pittoresque et réjouissante « mise en boîte » des artilleurs. À retenir davantage les prises de position critiques et apparemment fondées sur l’immobilisme du régime de Cory Aquino et sur la pseudo-résistance khmère. Les sihanoukistes ne sont pas seuls à en prendre pour leur grade. Des phrases vengeresses fustigent chez les Occidentaux les « intellectuels engagés qui se livrent à un Grand-Guignol médiatique », qui ont « obtenu la défaite américaine sur les campus » et dont la meute est conduite par certaines figures bien connues d’hier ou d’aujourd’hui au milieu des minauderies de Joan Baez et de Liv Ullmann. Même volée de bois vert à destination des tenants des organisations « officiellement humanitaires » se donnant pour mission première de « culpabiliser les pays libres » et peuplées de « fonctionnaires de la charité internationale fermant boutique à seize heures pétantes ».
Au total, du caractère, de la vigueur et une grande franchise pour rendre compte de ce « merdier bordélique » où on patauge en suivant ces Putains de guerres (titre d’un autre ouvrage de l’auteur). ♦