Géopolitique de la franc-maçonnerie
On ne s’étonnera pas que l’auteur, travaillant sur un tel sujet, s’efforce sans trêve de naviguer entre les écueils. À la fois historien et sociologue, il évite, la plupart du temps, celui du sec répertoire géographique ainsi que celui de la trop abstraite rationalisation. Avec prudence, l’espace d’investigation est délimité dès les premières lignes : s’en tenir aux relations internationales. Le lecteur ne tarde cependant pas à comprendre que, pour tirer plein profit de ce périple, il convient de lire entre les lignes, comme du reste pour tous les ouvrages abordant des sujets brûlants.
Dans sa conclusion — mieux vaut tard que jamais —, il se plaît à rappeler, non sans raison, que la méthode de la géopolitique « aspire à saisir les problématiques » de toute nature (y compris religieuse) « dans leur dynamique interne et dans leur articulation avec l’évolution politique des sociétés ». Toujours à juste titre, il ajoute que cette branche du savoir doit se garder de deux attitudes, l’une qui considère que tout est géopolitique, au risque de se diluer par dilatation, l’autre qui se borne aux finalités politico-militaires, postulat stérilisant et conventionnel faisant bon marché d’autres perspectives où s’inscrit l’avenir des hommes.
Étudier le fait de société qui constitue le thème de l’ouvrage conduit tout de suite à constater dans ce domaine une prépondérance anglo-saxonne. Sur sept millions de francs-maçons, cinq millions sept cent mille se trouvent dans des pays anglo-saxons, dont cinq millions aux États-Unis. Dans cet ensemble, une minorité est regroupée dans une obédience presque uniquement présente dans des pays de culture latine et qui, à la différence de l’autre, se donne pour ambition « de modifier et de faire progresser la société », autrement dit de l’orienter dans le sens de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Quelles qu’elles soient, les loges s’ouvrent par prédilection « aux élites sociales, morales et politiques », et il n’est pas douteux qu’au début de leur existence elles ont contribué à renforcer, en face de l’aristocratie, la classe montante des commerçants et des professions libérales.
Depuis que la franc-maçonnerie s’est constituée au début du XVIIIe siècle dans les cités florissantes des îles Britanniques, soixante mille livres lui ont été consacrés. C’est dire qu’elle ne laisse pas indifférent, avec le danger de « diabolisation » qui peut en résulter. « S’il est vrai qu’elle a joué un rôle dans la préparation des bouleversements à venir, c’est plus en correspondant à l’air du temps et à l’évolution des mœurs qu’en ayant, de façon occulte et préméditée, décidé et ordonné ces mutations en gestation depuis longtemps » : M. Thual expose son point de vue, très modéré. Il s’efforce de tordre le cou, sans toujours pleinement convaincre, aux thèses qui feraient de ce mouvement un élément déterminant dans l’avènement de la Révolution française (non sans souligner en contrepoint que les aigles impériales l’ont porté jusqu’aux confins de l’Europe), dans l’émiettement de l’Empire austro-hongrois, et dans la diffusion de l’hégémonie américaine.
Depuis quelques dizaines d’années, la franc-maçonnerie modifie ses implantations sur la carte du monde. Si la décolonisation a entraîné un repli en Afrique, l’intégration de l’Asie dans les courants de pensée et d’affaires actuels a provoqué son essor, notamment au Japon et en Corée. Le monde musulman reste assez imperméable, et l’on sait que les islamistes lui sont hostiles.
On ne saurait terminer sans rappeler les persécutions dont les obédiences ont été l’objet pendant les années noires du dernier conflit mondial, persécutions qui, au-delà des institutions, ont frappé les hommes, dont quelques-uns ont payé de leur vie la fidélité à leurs convictions. ♦