La nouvelle Caspienne, les enjeux postsoviétiques
La collection « L’Orient politique » propose périodiquement des synthèses intéressantes sur la géopolitique du monde oriental. La dernière étude porte sur l’évolution des pays de la mer Caspienne après l’effondrement de l’Union soviétique. Les différents aspects et les multiples enjeux de cette région mal connue sont analysés clairement par deux spécialistes de la géopolitique : le président du conseil général des Deux-Sèvres, André Dulait, a écrit de nombreux articles sur les problèmes pétroliers et gaziers du monde arabe et de l’Asie centrale ; François Thual, chargé de conférences à l’École pratique des hautes études a publié une série d’ouvrages remarqués sur certaines données géopolitiques.
L’intérêt de la zone qui entoure la mer Caspienne s’appuie sur des atouts stratégiques, des richesses économiques et un particularisme culturel. La région se trouve au confluent de quatre ensembles politiques : les mondes russe et turc, l’espace iranien et l’Asie centrale. Cette contrée « se voit projetée dans le XXIe siècle sous la double égide de la fin du système soviétique et de la confirmation de l’existence d’importantes réserves d’hydrocarbures ». Ce sont précisément ces ressources importantes de pétrole et de gaz qui suscitent espoir et convoitise. Cette nouvelle donne géopolitique se trouve cependant compliquée par la situation géographique particulière de cet espace bouillonnant. La mer Caspienne est une mer enclavée, et en ce sens elle se présente comme un « golfe inverse ». Les hydrocarbures de la région du golfe Persique accèdent directement par la mer d’Oman, l’océan Indien et la mer Rouge à la Méditerranée, à l’océan Atlantique et au Pacifique pour alimenter les « trois espaces géoéconomiques » de la planète (Europe, Amérique du Nord, Asie). En revanche, les pays riverains de la mer Caspienne doivent faire transiter leurs produits par d’autres États avant d’accéder aux mers périphériques (mer Noire, Golfe, océan Indien) qui leur ouvrent l’accès aux grands espaces du commerce international. C’est là que le bât blesse : l’enclavement constitue le handicap majeur du « monde caspien ». Cet obstacle géographique est aggravé par l’instabilité des pays de la zone : la crise tchétchène, les incertitudes en Afghanistan, le climat de guerre civile entre les Arméniens et les Azéris, la question d’Abkhazie, ainsi que le problème kurde représentent des zones de conflits potentiels susceptibles de provoquer une conflagration généralisée.
Dès l’indépendance des anciennes républiques soviétiques, les États-Unis se sont intéressés au Caucase et à l’Asie centrale. Les compagnies pétrolières américaines participent activement à la mise en valeur des gisements caspiens. Cette présence a pour objectif de supplanter l’influence de la Russie post-communiste dans la ceinture méridionale de la CEI. Dans ce nouveau jeu stratégique, la préoccupation majeure de Moscou consiste à faire en sorte que l’acheminement du pétrole et du gaz des nations riveraines s’effectue au maximum par le territoire russe. Concrètement, cela signifie un raccordement de la Caspienne à la mer Noire en vue d’atteindre la Méditerranée. Toutefois, cette réalisation s’oppose aux projets des voies turque et pakistanaise. Dans cette bataille des oléoducs et des gazoducs qui s’annonce, « l’enjeu caspien » pour la Russie dépasse largement l’exploitation des hydrocarbures. Il en va de son statut de grande puissance au XXIe siècle. À ce paramètre crucial vient s’ajouter une donnée relative à l’identité russe : la Russie est présente au Caucase depuis plus de deux siècles et le Caucase caspien reste profondément ancré dans l’imaginaire collectif russe ; sa perte serait donc pour Moscou « un échec politique et une perte de substance ». D’où le constat des auteurs : si le Kremlin paraît disposé à laisser les Occidentaux investir en Caspienne, il n’est pas prêt à se laisser évincer de ces régions. « La bataille de la Caspienne » promet ainsi d’être âpre.
Les enjeux stratégiques et économiques concernent également la Chine. Situé à des milliers de kilomètres de la zone, le pays le plus peuplé de la planète (1,3 milliard d’habitants) est en passe de devenir un partenaire important de la Caspienne, à double titre : comme demandeur de produits énergétiques et comme territoire de transit. Le développement extraordinaire de l’économie des provinces côtières de l’ex-empire du Milieu en fera un énorme consommateur d’énergie qui devra obligatoirement importer une grande partie de ses besoins, notamment en gaz, du Turkménistan via le Kazakhstan. En effet, à l’horizon 2000, la Chine pourrait manquer de 100 millions de tonnes d’équivalent pétrole. La jonction des circuits de transport des hydrocarbures devrait se faire par la province controversée du Xinjiang (appelée le Turkestan chinois), région peuplée en grande partie de turcophones (Ouïgours, Kazakhs), qui elle-même recèle des réserves substantielles de pétrole. À partir de cette zone qui réclame à Pékin son autonomie, les oléoducs et gazoducs se dirigeraient vers Shanghai en passant par la Chine centrale. Le réseau d’acheminement pourrait être prolongé vers les ports japonais et sud-coréens. En effet, les richesses énergétiques de l’Asie centrale ne seront pas uniquement destinées aux pays européens. À moyen terme, il est probable que la Chine, l’Inde, le Japon et les nations du Sud-Est asiatique deviennent les principaux consommateurs des ressources d’hydrocarbures de la mer Caspienne. Dans cette configuration hautement plausible, la Chine jouerait le rôle stratégique de porte de l’Extrême-Orient.
Paris a bien compris la nature des enjeux de cette zone charnière. La France est associée aux projets d’exploitation et d’évacuation par le truchement de ses entreprises pétrolières. Après la vague des indépendances de la CEI, le gouvernement français a ouvert des postes diplomatiques dans les principales capitales : Bakou, Achkabad, Almaty, Erevan, Tbilissi, Tachkent, etc., sont devenues des points d’appui intéressants pour une présence industrielle, culturelle et financière dans cette région en pleine mutation. Toutes ces idées sont développées d’une façon très pédagogique par André Tulait et François Thual, qui ont donné à cet ouvrage la forme d’un dictionnaire géopolitique. Tous les sujets sont en effet traités selon un ordre alphabétique (Abkhazie, Arménie, Azerbaïdjan, CEI, Chine, coton, fleuves, France, gaz, Kurdistan, moyens militaires, pétrole, peuples, religions, réseau ferroviaire, Turkménistan, Turquie, Union européenne, etc.). Cette clarté fait de ce document très fouillé un recueil de références pour tous les étudiants, chercheurs et universitaires qui suivent l’évolution des États de l’Asie centrale. Comme le souligne l’ancien ministre Jean Arthuis dans la préface, ce livre met bien en lumière « les richesses naturelles d’une vaste région disposant de tous les atouts requis pour constituer un pôle économique et géopolitique majeur dans les prochaines années. C’est un nouvel horizon de développement possible qui nous est ainsi dévoilé ». ♦