Les cendres de Manengouba
Du dernier quart du XIXe siècle à la deuxième moitié du XXe, la France a vécu une extraordinaire aventure dans un vaste empire colonial que la Grande-Bretagne pouvait lui envier. Sur des territoires largement inexplorés où des millions d’hommes vivaient dans une nature primitive mais attachante, des Français, poussés par l’altruisme, la soif de connaître et la passion de l’exotisme, se lancèrent à leur découverte pour les rencontrer, les aider ou même les subjuguer. En quelques décennies, des terres furent défrichées, des routes tracées et des voies ferrées construites, des hommes et des femmes instruits et soignés, des villes fondées et des nations ébauchées pour l’avenir. Cette mutation fut l’œuvre d’aventuriers courageux et curieux, de missionnaires, de médecins, d’ingénieurs, d’instituteurs, de militaires et d’administrateurs de la France d’outre-mer (FOM).
Après quarante ans de services rendus à l’État, non seulement comme administrateur de la FOM, mais aussi comme préfet, directeur de cabinet du ministre des Dom-Tom et directeur des affaires économiques des Dom-Tom, Jacques Ferret nous livre ici ses mémoires au Cameroun et à Madagascar. Dans son premier livre, l’auteur trace le portrait de nombreux personnages qu’il a côtoyés dans la brousse africaine, et décrit dans un style plaisant et vivant les marchés bigarrés, les villages pittoresques et les paysages enchanteurs de cette Afrique profonde et parfois mythique. Ce document captivant, car basé sur une expérience réelle, relate également les traditions africaines les plus particulières. Parmi celles-ci, la palabre, « science des sciences en pays africain, où la parole est distribuée selon d’antiques usages ». La palabre, qui peut se dérouler calmement et aboutir à un compromis acceptable pour tous, peut aussi dévier vers « la cacophonie verbale », l’empoignade et l’échec, ne laissant d’autre issue que la dispute, voire la guerre, si le ou les chefs n’arrivent pas à arbitrer et si le tribunal coutumier n’est pas saisi. La tenue de la palabre constitue donc la base même de la paix sociale et politique de tout groupe d’hommes ; elle représente l’instrument privilégié de l’administrateur dans ses rapports avec le pays.
L’État a confié aux administrateurs de la FOM des responsabilités multiples : président suppléant du tribunal « du second degré », contrôleur des prix, officier d’état civil lors de la célébration des mariages coutumiers, inspecteur de l’hygiène et conseiller technique dans de nombreux domaines. L’hommage de Jacques Ferret au corps des administrateurs de la France d’outre-mer est teinté d’une grande émotion ; cette sensibilité met en valeur l’exceptionnel dévouement de ces fonctionnaires qui ont consacré une partie de leur vie à conseiller des populations avec lesquelles nous avons conservé des liens affectifs très étroits. Toutefois, l’auteur ne peut s’empêcher de nous faire partager son amertume en face du travail inachevé : « L’administrateur, qui servait l’Afrique, fut trompé par la décolonisation ; l’Afrique noire le fut par des indépendances hâtives… Mais c’était le vent de l’histoire. Dans l’ignorance, nous allions aider les Africains à construire. Nos grands modèles étaient Brazza, Foucault, tant d’autres, Lyautey surtout qui avait tout compris ». Colonisateur par passion et décolonisateur sur ordre, cet ancien haut fonctionnaire de l’État évoque ces feux de brousse qui sont surtout ceux de l’âme : enthousiasme, joies, déceptions, regrets. Leurs cendres, et celles, mythiques, du volcan de Manengouba au Cameroun, sont celles du souvenir. Toute cette histoire autobiographique compose un roman authentique, fascinant, sensible et parfois poétique, que salue la préface de Guy Georgy, ambassadeur de France, grand spécialiste de l’Afrique. ♦