La fin du travail
Le phénomène Forrester et le succès de son Horreur économique — dont le titre est devenu, comme nous le craignions (1), un slogan de militants gauchistes — nous incitent à signaler le livre de Jeremy Rifkin. Si l’ouvrage de Viviane Forrester a séduit le grand public, il fait… horreur aux spécialistes, qui reprochent à l’auteur de n’être pas des leurs. Celui de Jeremy Rifkin, économiste patenté, sera mieux reçu de ses pairs. Jeremy ne nous dit pourtant rien d’autre que ce que dit Viviane, mais des chiffres incontestables et des références innombrables tiennent ici la place des outrances politiciennes de sa devancière. Les deux livres, enfin, ont en commun confusion et redondance, défauts qu’un Français jugera américains.
Comme l’écrit M. Rocard dans sa préface, la thèse est dans le titre. L’évolution des techniques, la high-tech pour parler comme l’auteur, est la cause essentielle de la catastrophe annoncée : la fin du travail. Cette tendance est ancienne (Keynes, rappelle encore Michel Rocard, entrevoyait déjà l’actuel aboutissement) ; longtemps maîtrisée, elle est devenue sans remède. Le trop-plein de main-d’œuvre s’est déversé de l’agriculture vers l’industrie, puis de celle-ci vers les services. Aujourd’hui les services eux-mêmes sont dévorés par l’informatique, gratte-papier et cadres « moyens » sont remplacés par des machines « capables de fonctions demandant de l’intelligence lorsqu’elles sont effectuées par des êtres humains » (2) ; mais cette fois il n’y a plus de déversoir pour cet ultime trop-plein de travailleurs.
L’état des lieux dressé par Rifkin dévoile des perspectives affreuses. Dans moins de trente ans, annoncent de sérieuses études, 2 % de l’actuelle main-d’œuvre mondiale suffira à produire le nécessaire. Des systèmes experts palpent fruits et légumes et en assurent la cueillette judicieuse. Les produits de la terre, transformés par génie génétique, se fabriquent en laboratoire et bientôt des centaines de millions de paysans de par le monde seront sans utilité. La musique même est en danger de rentabilité ; les musiciens se partagent en synthés et acoustiques, les premiers tenant les seconds pour des bricoleurs attardés.
Cela étant, qui n’est guère discutable, que faire ? On n’attend pas de l’auteur une solution. Il a pourtant le mérite d’esquisser le modèle d’une société postmarchande. Il recommande de promouvoir le « tiers-secteur », lequel n’a rien à voir avec le classique « tertiaire » : il s’agit, entre secteur public et secteur privé, de vie associative, de coopération, de bénévolat, toutes activités où la solidarité sera l’antidote du matérialisme marchand.
Jeremy Rifkin n’est pas le chantre solitaire de l’action conviviale ; le général Colin Powell a pris aux États-Unis la tête du mouvement et, le 27 avril dernier, Bill Clinton a inauguré à Philadelphie un « sommet » sur « volontariat et solidarité » ; mais Rifkin jette le bouchon un peu loin, voyant dans le développement du tiers-secteur un substitut au travail défunt. Le tiers-secteur, dit-il, a vocation à remplir peu à peu le vide laissé par l’État, qui se rétracte. Comment, alors, financer cette sous-traitance en convivialité ? Comment recréer une masse de consommateurs solvables ? Par le transfert, répond l’auteur, de la richesse produite par la nouvelle économie de l’informatique, qui ne profite actuellement (retour à Mme Forrester) qu’aux « superriches ». Se profilent l’aide fiscale au travail bénévole, le salaire social, le revenu universel et garanti (3). Ainsi serait artificiellement alimentée la « pompe à Phynance » chère à Alfred Jarry. On craint seulement qu’il ne faille quelque Big Brother pour en tourner la manivelle. ♦
(1) Cf. « Parmi les livres : Les chômeurs et la jolie dame » ; Défense Nationale, février 1997.
(2) Cette amusante définition de l’intelligence artificielle est due, nous dit l’auteur, à Raymond Kurzweil, dans : The Age of Intelligent Machines.
(3) Cette dernière solution, qui n’est plus tout à fait utopique, a fait l’objet d’un dossier publié dans Le Monde économie du 8 avril 1997.