Le chômage chantage
Cet ouvrage d’abord modeste, mais diablement intelligent, remet en cause bien des notions solidement ancrées. Un style imagé teinté d’humour grinçant, un vocabulaire foisonnant, un réjouissant sens de la formule, montrent qu’on peut traiter d’économie sans être obscur ni ennuyeux. Cela ne signifie pas que cette critique martelée peut être survolée en tant qu’heureuse vulgarisation. La densité du texte implique une lecture attentive.
François Hetman, qui a fait carrière à l’OCDE, est déjà auteur de plusieurs ouvrages dans la discipline, dépasse ici le cas particulier de la France, même si ses observations s’appliquent naturellement en premier lieu à notre pays. Il se livre à une analyse approfondie de la notion de « travail » dans ses diverses acceptions, depuis la contrainte maléfique juste bonne à « délivrer le ticket d’entrée dans les supermarchés » jusqu’à l’affirmation de soi, mais de toute façon jugée comme une absolue nécessité, au point que le chômage prend des allures de « maladie honteuse ».
Sur de telles représentations mythiques sont recherchées inlassablement d’inefficaces solutions, arc-boutés que nous sommes, en économie, sur une pensée unique. À la poursuite de l’inusable schéma keynésien, d’une croissance déifiée et d’un utopique équilibre, le travail humain apparaît, « de façon perverse, sinon criminelle », simple élément d’un marché où « les chiffres du chômage sont alignés comme des soldes invendus sur l’étal ». Nous restons ainsi, au sein d’une société découpée rigidement en catégories d’âges et de fonctions, dépendants de la « camisole de force » d’un raisonnement figé qui interprète une évolution irréversible comme une dérive temporaire. Nos réformes sont des « écluses conjoncturelles », des « combats d’arrière-garde » et nous conduisent à des absurdités : on aspire aux loisirs tout en craignant le chômage, on a voulu « se hisser au-dessus de la glèbe » mais on panique hors de la « coquille » de l’emploi, on ne parle que de précarité alors que nous regorgeons de biens à un niveau jamais atteint.
Selon Hetman, il convient donc de commencer à regarder les problèmes en face, au lieu de chercher les formules philosophales : la société industrielle a cassé les structures de l’ancienne vie communautaire ; les réponses classiques à coups de frein et d’accélérateur de l’offre et de la demande ne sont plus adaptées ; l’État providence, protecteur et consolateur devenu « guichet de distribution », ne peut tout régler ; le soi-disant « partage du travail » et la création artificielle d’emplois « bidon » ne font que répartir le sous-emploi à la mode communiste. Admettons désormais qu’on est parvenu « à la fin du labeur », même dans le tertiaire, que la proportion de bras à affecter à la production du nécessaire devient minime. En conséquence, il faut cesser de courir après l’emploi pour tous et de « réifier » l’homme, pour employer une formulation chère à l’auteur, et en venir à une « communauté de compétences » (celles-ci étant définies comme « la mise en œuvre des aptitudes au cours de la vie dans un processus incessant de réflexion, d’apprentissage et d’action ») ; redonner ainsi à l’être dignité, responsabilité et souci de vraie culture, en place de mendicité, revendication et préoccupation matérielle. Bien entendu, cet idéal ne se conçoit que dans des ensembles transnationaux homogènes associant des composants de même niveau. On aimerait en savoir plus sur le fonctionnement de ce vaste projet en forme de superphalanstère, ainsi que sur la « gestion démographique » esquissée. Sans doute l’auteur a-t-il estimé que des descriptions trop précises sortaient du cadre de son étude et risquaient de déboucher sur des perspectives hasardeuses.
L’architecture d’ensemble est claire, le découpage de détail est moins immédiatement perceptible. Le texte fourmille de trouvailles et étonne çà et là par quelque envolée littéraire, presque poétique, sur le « travail » ou sur l’« utopie ». Recommandons la consultation de ce livre, à la fois cours d’économie accessible, jugement passionné et source originale de réflexion. ♦