Extraits d'une conférence donnée dans le cadre des Cercles universitaires d'études et de recherches gauliennes (CUERG) réunis à Strasbourg le 17, 18 et 19 mai 1975 sur le thème « De Gaulle et l'Europe ».
Trois problèmes européens
L’Europe a besoin de sécurité. Cette sécurité repose présentement sur une stabilité politique des frontières et des régimes.
L’Europe a besoin d’un accord profond et durable entre la France et l’Allemagne. Cet accord suppose à la fois un équilibre des forces et des liens étroits entre les deux pays.
L’Europe, confrontée à de graves problèmes internes et externes, a besoin d’une prise de conscience et d’une volonté communes.
Aucune de ces exigences n’est facile. La stabilité suppose le maintien de situations qui paraissent aller contre la nature des choses ou la volonté des hommes. L’accord franco-allemand provoque des appréhensions chez un grand nombre de nos partenaires. Une volonté commune de l’Europe se heurte à des tendances profondément opposées.
L’examen des trois nécessités de base de l’Europe d’aujourd’hui doit donc être suivi du franc examen des difficultés qu’elles soulèvent.
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L’hébétude qui a suivi la deuxième guerre mondiale et qui a accompagné le temps de la guerre froide n’est plus qu’un souvenir. Les nations européennes revivent. Elles sont reconstruites. Elles sont animées par de nouvelles générations pour qui la guerre est affaire d’un passé qui ne les concerne plus et dont les aspirations sont multiples, parfois difficiles à concilier : la liberté, l’égalité, la paix, la révolution. Tout bouge dans l’économie. Tout bouge dans les conceptions sociales. Tout bouge dans les esprits. Ce n’est pas là un privilège de l’Europe de l’Ouest. Il en est de même sous des formes différentes dans l’Europe de l’Est. Tantôt le mouvement est déjà en ébullition, tantôt on le sent prêt à faire surface.
Or il se trouve que la sécurité des nations européennes est attachée à la stabilité des positions politiques : stabilité des frontières, stabilité des deux Europe, stabilité des deux Allemagne.
Cette affirmation paraît contre nature. Nul ne peut oublier en particulier l’évolution dramatique des États de l’Europe de l’Est, au lendemain de l’effondrement allemand. Ce fut la suite de Yalta. Ce fut la conséquence de l’impuissance européenne, elle-même conséquence directe de la folie hitlérienne. Cependant il en est bien ainsi et, pour l’essentiel, il en sera ainsi durablement. Le temps ne paraît pas venu où de grands changements seraient sans conséquence sur le comportement des peuples. La sécurité des nations européennes est attachée, pour une période indéterminée, au maintien des situations telles qu’elles ont été figées dans les années qui ont suivi la guerre. Une altération profonde provoquerait, à peu près certainement, la renaissance d’une insécurité, en tout cas d’un sentiment d’insécurité.
C’est pourquoi la sécurité européenne est liée au maintien des frontières. Le Général de Gaulle l’a constaté et affirmé à l’occasion notamment d’un important discours prononcé en Pologne. Ce qu’il a dit alors s’applique, d’une manière générale, à l’ensemble des frontières européennes.
C’est pourquoi la sécurité européenne est liée à l’existence reconnue de deux types de régimes, ceux de l’Est et ceux de l’Ouest. Les événements qui ont agité, voire bouleversé, divers États communistes, et notamment la Tchécoslovaquie, ont révélé, il y a sept ans, le drame que provoquait une volonté populaire de changement. Le printemps de Prague n’a pas eu de suite. Le regard se tourne aujourd’hui vers les mouvements de nature opposée qui pourraient bouleverser les structures sociales et politiques de certaines nations en Europe de l’Ouest. L’ombre des deux grandes puissances, l’Union Soviétique, les États-Unis, recouvre chacune ces deux parts d’Europe et, dans le partage d’influence qui est un des éléments de la détente et de leur entente, existe implicitement la reconnaissance de deux types d’organisation politique auxquels on refuse le droit aux changements majeurs. En termes concrets le problème se pose ainsi : est-il vraiment interdit aux pays de l’Est de s’acheminer vers une libéralisation de leurs structures communistes ? Quelles seraient les conséquences d’une extension de l’influence soviétique par l’intermédiaire d’une approche du pouvoir ou d’une arrivée au pouvoir d’un parti communiste en Europe de l’Ouest ? La réponse, peut-être, varie selon les pays. Mais on pressent qu’une trop forte rupture d’équilibre serait, dans l’immédiat ou à terme selon les circonstances, un élément d’insécurité… Voilà qui ne doit empêcher ni le jugement, ni l’espérance, ni l’action. Ce serait notamment une détente fallacieuse et à la longue insuffisante que celle qui refuserait toute libéralisation dans les États de l’Europe centrale ou orientale. Nous n’en sommes pas les maîtres et nous n’avons pas à développer une propagande dont les effets pourraient se retourner contre les peuples eux-mêmes. Mais nous savons qu’il est une civilisation européenne fondée sur la liberté, et que cette civilisation ne peut se contenter pour l’éternité d’une frontière artificielle.
C’est sans doute la division de l’Allemagne en deux États distincts qui apparaît comme la conséquence la plus importante d’une guerre qu’aucun traité de paix n’a terminée, et d’un temps de paix où l’immobilisme apparaît comme la principale assurance contre un nouveau conflit. Cette situation n’est-elle pas contraire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et au principe d’autodétermination si volontiers affirmé hors Europe ? Cependant toute politique inspirée par une volonté de réunification provoque à l’Est, et aussi à l’Ouest, une immense appréhension.
Une comparaison est ici nécessaire. S’agissant tant des nouvelles frontières que de la division de l’Allemagne, il faut se reporter, pour en mieux juger, au sort qui fut réservé à la France en 1815. Les Français ont oublié les lendemains de Waterloo ! Ils furent alors privés du Pays de Liège et de quelques autres territoires de la rive gauche du Rhin. La frontière avec la Confédération Helvétique fut établie à leur détriment. On leur arracha la Savoie et Nice. Des traités de Vienne il est résulté une évolution qui, dans certains cas, a été définitive. Certaines difficultés actuelles nous rappellent les circonstances au cours desquelles vit le jour, en 1830, le Royaume de Belgique. Quant à Nice et à la Savoie, il fallut attendre près d’un demi-siècle et de profonds changements à l’intérieur de l’Europe pour qu’un referendum pût être organisé et que terres et habitants réintègrent le giron de la patrie. Les lendemains de la défaite allemande de 1945 sont à la hauteur des angoisses éprouvées par les autres nations à l’occasion de deux guerres mondiales et de la tyrannie hitlérienne. Le Journal d’Anne Franck pèse encore plus lourd, dans la conscience des peuples, que le miracle du redressement allemand. L’admiration que mérite l’Allemagne nouvelle n’efface pas encore la crainte de l’Allemagne guerrière. Un siècle d’histoire marqué par un pangermanisme à la prussienne ne s’efface pas d’un trait de plume. Les réalités politiques, fussent-elles ignorées des jeunes générations, l’emportent sur l’insouciance et la générosité de leur âge.
Certes on ne peut fonder l’avenir sur l’immobilisme. Cependant le refus des changements importants est nécessaire à la sécurité de l’Europe. N’est-ce pas là un état de choses à la longue insupportable ?
Il faut admettre que le temps pourra faire son œuvre et qu’un jour l’accord général des peuples intéressés, à l’intérieur d’une Europe organisée, permettra pacifiquement des modifications auxquelles certains de ces peuples peuvent légitimement aspirer. Des années et des années sont nécessaires. Précipiter un mouvement, envisager des changements d’une manière unilatérale entraînerait présentement et sans doute pour de longues années d’incalculables conséquences psychologiques et politiques. Cette considération fondamentale attache les nations de l’Est à la Russie, gardienne vigilante de l’Allemagne. Elle éclaire l’intérêt de la concertation entre l’Union Soviétique et certaines nations de l’Ouest, au premier rang desquelles la France. L’entente franco-soviétique fait partie d’une politique européenne de sécurité. Son approfondissement est une des chances de la paix en Europe et de l’Europe dans la mesure, il faut se hâter de le préciser, où la Russie de son côté n’entend pas remettre en cause la stabilité du continent. Nous sommes en face de réalités politiques, plus fortes que des idéologies, quelles qu’elles soient, et aucun gouvernement ne peut jouer avec ces réalités-là.
Tel est le premier point d’une politique de sécurité européenne. Son exposé serait incomplet et surtout hypocrite s’il n’était accompagné d’une constatation qui est capitale : la situation militaire respective des deux Europe, et plus précisément l’implantation militaire américaine d’un côté, soviétique de l’autre. C’est l’image à la fois de l’Europe divisée, inorganisée et des relations particulières entre les deux grands qu’exprime le maintien de cette implantation. C’est le sentiment de la forte inégalité entre les objectifs et les moyens de cette implantation, le renforcement considérable du côté du pacte de Varsovie, la grande incertitude du côté du pacte Atlantique qui inspirent une sorte de doute permanent quant à l’avenir de l’Europe occidentale. Le retrait américain peut être le prélude d’une pression plus rude de l’Union Soviétique en direction de l’Allemagne, peut être aussi l’ouverture, en Europe de l’Ouest, à des évolutions internes défavorables à la démocratie libérale. La grande conférence réunie à Helsinki pour jeter les fondements d’une sécurité européenne, au-delà d’une consécration officielle de l’état de choses existant, notamment pour ce qui concerne les frontières entre États, a inscrit dans ses objectifs une détermination des effectifs militaires en présence. La recherche de cet objectif est inspirée par un souci de réduction réciproque des forces militaires, mais aussi. par la préoccupation d’un maintien équilibré des forces soviétiques et américaines, considéré comme l’assurance d’une stabilité, à laquelle certaines nations européennes laissées à elles seules ne sont pas suffisamment attachées, et que d’autres ne sont pas suffisamment fortes ou résolues pour la garantir.
La France du Général de Gaulle s’est dégagée de l’organisation intégrée de l’OTAN. Elle a refusé le stationnement américain sur son territoire. Elle a entrepris un effort important dans l’ordre de sa défense. Elle ne peut empêcher le lien qui paraît très fort entre présence militaire américaine et soviétique d’une part et stabilité européenne de l’autre. Ce lien prouve, au-delà des apparences, la fragilité d’une construction, cependant nécessaire à la paix.
De l’Atlantique à l’Oural, comme de la Méditerranée à la Baltique, l’Europe sent confusément que son destin est unique, que son destin est commun. Mais pour que ce destin soit pacifique, il faut accepter, pendant une période dont on ne peut prévoir le terme, que l’état politique européen, malgré ses contradictions et ses duretés, demeure aussi stable que possible, c’est-à-dire que les évolutions y soient respectueuses des frontières établies et de l’équilibre des forces.
Maintenir et approfondir un accord durable et très général entre la France et l’Allemagne, telle est, telle doit être la seconde orientation d’une politique européenne.
La surprise fut forte et elle fut même teintée d’un relent de scandale lorsque le Général de Gaulle fit une déclaration dans ce sens alors que la guerre n’était pas encore terminée. Il ne faisait que préciser des propos tenus à Londres et à Alger. Mais devant l’Allemagne vaincue, chacun ne pensait qu’à l’écraser. Certes le Général souhaitait qu’un Reich uni ne surgisse pas de ses cendres, mais à l’égard « des Allemagne » il voulait déjà une attitude de compréhension qui préparât l’avenir. Cette prescience de l’avenir n’était guère partagée. Je me souviens de l’accueil très froid que je reçus quelques années plus tard — c’était en 1949 — alors qu’à la tribune du Sénat, j’évoquais l’exigence d’un rapprochement et d’une réconciliation entre les deux pays. C’était à l’occasion du débat sur l’approbation du projet instituant le Conseil de l’Europe et d’aucuns, qui ont fait depuis de bons « Européens », n’apprécièrent guère le propos.
Ce n’est point que cet accord soit facile. L’Allemand accuse volontiers le Français de légèreté, et le Français appréhendera toujours le caractère dominateur de l’Allemand dès qu’il se sent le plus fort. L’Allemand voit le Français paysan lors même que l’industrie l’emporte sur l’agriculture, et le Français voit l’Allemand guerrier lors même que l’Allemand craint la guerre. Les structures sociales des deux pays sont fort différentes. Un bon exemple est donné par le syndicalisme ouvrier, dont l’organisation et la politique de part et d’autre du Rhin sont très profondément dissemblables. Cet exemple, tout capital qu’il soit, n’est pas le seul. L’influence respective des milieux économiques ou du monde universitaire sur la marche des affaires publiques en est un autre. Les souvenirs de trois guerres, avec leur longue suite de drames, depuis l’arrachement de l’Alsace et de la Lorraine jusqu’à l’horreur des déportations, sont tout prêts à ressurgir alors même qu’entre la jeunesse allemande et la jeunesse française les contacts personnels sont excellents. Pour ce qui concerne l’avenir politique, une opposition est latente entre l’Allemagne, pour une grande part tournée vers l’Est, c’est-à-dire l’autre Allemagne, et la France, orientée vers la Méditerranée et l’Atlantique.
S’il n’y avait point toutes ces difficultés, le mérite serait moins grand de vouloir cet accord et d’y travailler. En fait le destin des deux pays est lié. Ce destin peut exprimer une volonté de querelle ou une volonté d’entente. Il ne peut pas exprimer l’indifférence, l’omission, l’oubli, car voilà qui est impossible. Au surplus quand on parle d’Europe, on parle d’abord des relations entre ces deux pays-là. Nul ne s’y trompe. Alors n’en doutons pas, mieux vaut s’entendre, et s’entendre profondément, durablement.
Certaines conditions sont indispensables. La première est que les dirigeants y croient et conçoivent bien les priorités qui en résultent. Ce n’est pas toujours le cas. La seconde est que des actions multiples viennent soutenir l’orientation politique : échanges commerciaux, coopération industrielle, voyages et séjours de jeunes. Il est une troisième condition, et qui est capitale pour nous Français, mais aussi pour l’Europe. Elle se nomme l’équilibre des forces. Parmi les préoccupations qui me hantent depuis les événements de 1968 en France, c’est de sentir une sorte d’affaiblissement progressif de notre pays par rapport à l’Allemagne alors que le redressement des dix années précédentes avait équilibré les résultats du miracle allemand des lendemains de la guerre. Sans doute sommes-nous à la même enseigne pour ce qui concerne la baisse de la natalité, mais l’Allemagne a une belle avance numérique. Du point de vue de l’économie, du commerce, de la monnaie, l’Allemagne marque des points et nous en avons sinon perdu, en tout cas gagné moins qu’elle. On ne peut vouloir une entente entre la France et l’Allemagne et en même temps renoncer à l’effort constant de production pour nous hisser, par la quantité et par la qualité, au niveau supérieur de la compétition mondiale. Nous fûmes dans la bonne voie. Il faut y revenir.
Cet accord difficile, mais nécessaire, veut que la France et l’Allemagne soient l’une et l’autre face à face. Le dialogue direct est nécessaire. Le Général de Gaulle l’avait compris, le Chancelier Adenauer aussi. Le traité de janvier 1963 consacra cette vision du dialogue, des échanges et de l’entente à deux. Cette exigence est d’une plus grande difficulté qu’il ne paraît quand on l’exprime. On le sent par la réaction de nos voisins d’Europe continentale, par la susceptibilité anglaise, et même par les soupçons qui animent aussitôt les diplomaties américaine et soviétique. L’esprit qui passionne les partisans des « astucieuses nuées » de la supranationalité est tout orienté vers le refus de l’accord direct. On le vit bien quand le Parlement de Bonn imposa un préambule au traité de 1963. Alors que la Grande-Bretagne a profondément souffert des querelles continentales, une sorte d’instinct millénaire la conduit à souhaiter la division et, faute qu’elle en soit assurée, à s’imposer en tiers jouant de l’un contre l’autre et réciproquement. Dans la mesure où un accord entre la France et l’Allemagne peut donner à l’Europe une vitalité qu’elle n’a plus, ni à Washington ni à Moscou on ne le souhaite vraiment.
Il faut prendre les choses comme elles sont et ne pas faire semblant de les ignorer. C’est à ce prix qu’on peut accomplir œuvre utile, c’est-à-dire en affirmant sa ténacité, malgré les obstacles, malgré les échecs et parfois les chemins de traverse que les circonstances nous contraignent d’emprunter. Quelle que soit l’idée que l’on se fasse de l’avenir européen, il est orienté dans le sens du progrès et de la liberté, ou au contraire dans le sens de la décadence et des luttes, selon qu’à égalité de capacité économique France et Allemagne s’entendent ou ne s’entendent pas, ou que l’une cherche à dominer l’autre.
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Créer une volonté collective de l’Europe en partant des nations de l’Europe occidentale est la dernière orientation et la plus ambitieuse.
La terminologie en usage est différente. Bâtir l’Europe, construire l’Europe. Ce vocabulaire usuel est ambigu. Quelle Europe et pour quoi faire ? L’Europe d’Hitler était un monstre, et la plus élémentaire dignité exigeait que l’on fut, à tous égards, contre cette Europe de la crapule et du crime. Ajuster des institutions débouche sur le néant s’il n’y a pas un objectif. Cet objectif, nous pouvons l’emprunter au Général de Gaulle. Ce n’est pas la moindre condamnation de certains que d’avoir refusé de comprendre que le réalisme du Général de Gaulle pour l’Europe était animé d’un plus grand idéal que l’Europe des idéologies abstraites ou institutionnelles. Vouloir une solidarité européenne pour qu’existe une politique européenne : tel est le but.
Pour l’atteindre, il ne faut pas se tromper de chemin. Ainsi, c’est une erreur que de commencer par la défense ou simplement de mettre en avant la défense pour organiser l’Europe.
Il n’y a pas de politique de défense à l’échelle de l’Europe sans puissance atomique. Or l’Allemagne, par les accords de Paris, s’est engagée à ne point fabriquer un armement nucléaire et a renoncé à disposer de l’arme atomique. Au surplus l’arme atomique est liée à la notion de dissuasion et la dissuasion est liée à une si efficace capacité de décision qu’elle suppose un pouvoir légitime apte à la mettre en œuvre dans des conditions telles que l’adversaire éventuel n’ait point de doute. Les accords de Paris font partie du système de sécurité européen, et il n’est en Europe de pouvoir efficace, donc dissuasif, qu’un pouvoir national.
À cette considération première il faut ajouter qu’il n’y a pas de politique de défense sans objectifs identiques, et qu’il n’y a pas d’organisation de défense sans patriotisme. Les nations européennes n’en sont pas au point où l’on puisse dire que de Rome à Londres ou à La Haye, ou de Bonn à Paris et à Bruxelles, les objectifs et les priorités soient identiques. Il n’en serait autrement qu’au cas où une force extérieure, unique dans la menace qu’elle ferait, dans le même temps, peser du nord au sud, provoquerait la naissance et le maintien d’un bloc. Ce n’est point une hypothèse absurde : on le vit du temps de Staline, mais ce n’est pas une hypothèse actuelle. Quant au patriotisme, il est attaché à la nation, pour de longues générations me semble-t-il, et il faut veiller à ne point abaisser le sentiment national au bénéfice d’une entité abstraite, sans attachement populaire. Le renoncement est au bout de la route.
Hors de la défense, il demeure très important le domaine où une volonté européenne peut se manifester au service d’une solidarité qui soutienne une politique.
L’axe de cette volonté est bien connu. C’est la puissance économique. La valeur du Marché commun est d’avoir été l’un des instruments de cette puissance économique. Encore faut-il bien s’entendre sur la finalité de cette puissance. Sans doute doit-elle améliorer le niveau de vie des Européens, en tout cas contribuer à cette amélioration qui est à la fois un privilège et une force. Sans doute doit-elle représenter une aire de prospérité qui, par elle-même, ait une capacité attractive, donc, à un autre titre, une force. Mais la puissance économique ne peut se contenter de ces deux résultats-là. Elle doit donner à l’Europe une aptitude internationale, peut-être universelle, à coopérer et à exercer une influence. Sinon la puissance économique ne sert qu’à susciter des jalousies et à provoquer des révoltes.
C’est bien là que fut le débat depuis le début. C’est bien là qu’est encore et que sera longtemps le débat. L’aptitude à la coopération et à l’exercice d’une influence impose un effort d’autonomie. Si la puissance économique ne débouche pas sur une politique indépendante, elle n’est pas un élément durable d’animation européenne, et pour qu’elle débouche sur une politique indépendante elle doit être inspirée par une volonté politique. C’est la volonté politique d’indépendance qui a abouti en 1962 à un marché commun agricole, avec sa protection extérieure, ses prix et sa solidarité financière. Du jour où fléchit la volonté politique, fléchit le Marché commun. C’est la même volonté qui devrait inspirer une politique commerciale. N’est pas digne de ce nom un marchandage dont la raison principale est de protéger des intérêts existants. N’est digne de ce nom qu’une politique liée à un plan industriel et, d’une manière générale, à une ambition sociale autant qu’économique. Quel champ s’ouvre à une ambition européenne depuis la mise en valeur des moyens de recherche scientifique jusqu’à l’ardeur à faire de grandes choses, telle la conquête de l’espace, sans omettre les tâches essentielles à la paix, telle que la contribution à un authentique système monétaire international et un sage effort de répartition des richesses du globe. Il n’est de grande entreprise que débouchant sur un dépassement de l’homme. C’est ainsi que l’on peut assurer à un ensemble de deux cent cinquante millions d’individus l’armature matérielle et morale d’où peut jaillir l’affirmation politique, faute de laquelle la plus grande force est faiblesse dans la compétition mondiale.
Telle se définit l’Europe européenne, et contre cette Europe-là se lèvent de nombreuses oppositions. Se dégager de quelques puissants intérêts américains, faire alliance commune dans certains débats commerciaux ou financiers avec l’Union Soviétique, affirmer des positions autonomes face aux producteurs de pétrole ou de matières premières : le succès mènerait à la prise de conscience d’une solidarité, fondement d’une politique qui pourrait étendre ses effets à d’autres domaines. À l’inverse, l’échec détruit l’idée même d’Europe car si l’union de diverses nations ne conduit pas à une aspiration d’indépendance, la dispersion qui laisse des chances à certains paraît une plus grande ambition et l’expression d’une volonté plus noble.
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Il est toujours difficile d’exprimer à haute voix ou d’écrire noir sur blanc une doctrine pour la conduite des affaires extérieures. L’exposé d’une politique pour l’Europe, sauf à sombrer dans l’idéologie verbale, démagogique, irréelle, n’échappe pas à cette difficulté.
Sécurité du continent, par accord entre les deux parts de l’Europe, Ouest et Est ; entente franco-allemande et coopération approfondie entre les deux peuples ; volonté d’unir l’Europe occidentale pour peser, par la prospérité et la solidarité des nations qui la composent, sur les destinées du monde. Qui peut contester sérieusement la valeur de ces trois orientations ? Il suffit d’envisager leur contraire pour le prouver. L’opposition aggravée entre l’Est et l’Ouest peut conduire à des conflits ; l’absence d’entente entre la France et l’Allemagne condamne à une rivalité une nouvelle fois désastreuse ; l’effacement de l’Europe des affaires du monde est la reconnaissance d’un déclin mortel pour la civilisation occidentale…
Cependant, entre ces trois orientations, les contradictions sont visibles.
La sécurité du continent aboutit à consacrer l’existence de deux Allemagne : est-ce compatible avec une politique d’accord avec une Allemagne occidentale dont l’une des aspirations, et non des moindres, est un rapprochement, prélude à une évolution qui va à l’inverse de la coupure ? La volonté d’une Europe européenne aboutit à une affirmation d’indépendance. Est-ce compatible avec une politique d’accord privilégié avec les États-Unis d’Amérique dont les intérêts, la puissance, l’organisation constitutionnelle même acceptent difficilement un partage de responsabilités et ne peuvent soutenir des politiques différentes de la leur ? Ces deux contradictions fondamentales ne sont pas les seules. Les conceptions que se font, quant à la politique européenne, les dirigeants et l’opinion populaire des différentes nations ne sont pas de même nature et leur comportement face aux problèmes tant intérieurs qu’extérieurs est à ce point différent que la synthèse est difficile. L’un des principaux obstacles, ainsi que le Général de Gaulle l’avait souligné, vient de l’attitude anglaise. La Grande-Bretagne, notre alliée des temps les plus sombres, refuse tout comportement européen qui affecterait, en quelque domaine que ce soit, une attitude divergente par rapport à celle des États-Unis. Il est vrai qu’a moins d’un redressement ultime l’influence anglaise est pour un temps diminuée, sauf à être d’une manière très visible le véhicule des positions américaines.
C’est vrai. Tout est contradiction. Telle est bien la nature de la politique. Plus l’esprit s’élève au niveau des grandes perspectives qu’exige la conduite des affaires publiques, plus apparaissent des contradictions. Les circonstances, çà et là de grands hommes, peuvent, pour un temps, résoudre certaines contradictions. Toutes ne peuvent l’être, ne le seront jamais, donc réapparaissent très vite. Notre destinée est de vivre avec elles en tentant d’éviter qu’elles ne s’enveniment, en essayant aussi, quand l’occasion s’en présente, de les dépasser.
Une réalité, un principe, une règle de conduite doivent, me semble-t-il, inspirer notre action.
La réalité, c’est la nation. Ou plutôt la nation est la première des réalités politiques. Il est dangereux de la mépriser ou de l’affaiblir.
Le principe, c’est que la politique a un grand objet qui est la dignité de la personne humaine, « la grande querelle ». S’en écarter, c’est se laisser aller de dégradation en dégradation aux pires abandons.
La règle de conduite qui découle de la perception de cette réalité et de l’affirmation de ce principe, c’est que la France doit garder les mains libres, parce qu’elle est une nation et parce qu’en tant que nation elle est attachée profondément à la sauvegarde de la personne humaine, également parce qu’en tant que nation elle a la charge de certaines politiques ou de certains comportements que l’Europe ne peut assumer.
Élément du monde occidental et à ce titre partenaire de la plus grande puissance de ce monde, les États-Unis d’Amérique, elle garde sa singularité et ne s’aligne pas. Élément du continent européen et à ce titre se concertant, au-delà des oppositions de régime, avec la plus grande puissance du continent, la Russie, elle garde sa singularité et ne s’aligne pas. Pièce maîtresse de l’Europe occidentale, elle s’efforce d’œuvrer côte à côte avec l’Allemagne, sa voisine de géographie, sa compagne de destin et, pour réussir, se veut non seulement libre mais forte ; en même temps elle entend faire prendre conscience aux autres nations que l’union des nations européennes doit déboucher sur une volonté d’autonomie, ou ne repose sur rien.
Conférence européenne de sécurité à Helsinki ; rencontres périodiques, à Paris et à Bonn, des gouvernements français et allemand ; conseil permanent des chefs d’État ou de gouvernement des nations de l’Europe occidentale : nous suivons les trois orientations et ne pouvons agir différemment. La conférence de sécurité ne peut ralentir notre effort de défense nationale, fondé sur une efficace capacité de dissuasion. L’affermissement de nos moyens militaires est une exigence de base, pour nous-mêmes comme pour l’Europe. L’accord avec l’Allemagne ne peut nous dispenser de notre effort intérieur de montée démographique, de croissance économique, d’unité sociale. Il nous faut une jeunesse nombreuse, une agriculture et une industrie à la fois compétitives et expansionnistes, une société dont les institutions, les structures, les lois approfondissent la solidarité. Les concertations avec les dirigeants des autres nations ne peuvent nous mener à des abdications inutiles, voire intolérables. Aux autorités légitimes des États de se consacrer à l’affirmation d’une politique commune des nations européennes. À cet égard, et tout en ayant pris comme règle de ne jamais abuser du nom du Général de Gaulle, je puis affirmer qu’il ne donnerait jamais son aval au projet d’élection au suffrage universel d’une Assemblée dont on ne peut attendre qu’un affaiblissement de notre cohésion nationale sans bénéfice pour l’indépendance, la grandeur, la légitimité de l’Europe.
J’ai dit la légitimité de l’Europe. C’est bien à ce sujet qu’il ne faut pas commettre d’erreur. La légitimité de l’Europe est d’être un instrument de force et de puissance au service de la liberté. Si les nations d’Europe occidentale s’affirment être les nations de l’Europe, et sont acceptées comme telles, c’est qu’il n’y a pas à nos yeux d’Europe où n’est pas affirmée la liberté — une généreuse liberté. Mais la liberté exige un cadre, et ce cadre, c’est celui de la nation, qui est à la fois l’expression de la solidarité sociale, de la discipline civique, et le moyen de gouvernement démocratique où le destin de tous est commandé par la loi de la majorité. Hors la nation, solidarité sociale, discipline civique, pouvoir démocratique ne peuvent être sérieusement institués. La légitimité de l’Europe, c’est donc d’être formée de nations, avec leur personnalité, leurs intérêts, leurs passions. On peut espérer de profondes évolutions. On doit même y travailler et s’y apprêter. Mais il ne faut pas se tromper de siècle, ni de route pour parvenir aux siècles qui suivront le nôtre. Aux nations, aux États, c’est-à-dire à ceux qui représentent les nations et dirigent les États, de prendre les responsabilités qui ne peuvent être dévolues, c’est-à-dire abandonnées à nul autre.
« Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation ». La définition est de Renan. Elle me paraît la vérité même. L’Europe sera peut-être un jour cette grande agrégation. Elle ne l’est pas présentement et la pire erreur serait d’agir comme si elle l’était.
Plus fortes sont les ambitions, plus réalistes doivent être les moyens. C’est une leçon que chaque génération apprend tantôt à sa gloire, tantôt à ses dépens. Il n’est pas d’ambition plus haute que celle de la liberté. Voilà qui justifie le combat en faveur de l’Europe, par le service de notre nation et la fermeté de notre État. ♦