La traque du Bismarck, les derniers jours d’un mythe
La traque du Bismarck, les derniers jours d’un mythe
L’auteur est un marin. C’est aussi un excellent conteur. Le connaisseur trouvera dans son livre toutes les précisions qu’il souhaite sur les flottes militaires de la Seconde Guerre mondiale, la stratégie navale de l’époque, le déroulement des combats illustré de cartes précieuses. Le dilettante lira cela comme un roman, que le titre annonce : la traque et la mise à mort d’un gibier colossal, le cuirassé Bismarck.
Lancé à Hambourg le 14 février 1939, le navire est une forteresse. Déplaçant plus de 50 000 tonnes à 30 nœuds, il est protégé d’une ceinture cuirassée de 300 mm et armé de huit canons de 380 portant à plus de 36 000 mètres, chacun d’eux approvisionné de 960 coups en soute. Guerre venue, que faire de ce mastodonte ? On l’engagera en mai 1941, flanqué du croiseur lourd Prinz Eugen, dans la guerre au commerce en Atlantique. Encore faut-il, partant de la Baltique, y parvenir discrètement. C’est ce qu’on tentera par la route la plus nord, le détroit de Danemark entre Groenland et Islande. Peine perdue : repéré par le croiseur anglais Suffolk (le radar fait ici des débuts prometteurs), le contact sera maintenu, permettant aux deux « gros » anglais, le Hood et le Prince of Wales, de courir au combat. Celui-ci aura lieu le 24 mai. Triomphe du Bismarck : coup au but sur le Hood (il n’en est pas d’autres qui comptent en mer), trois survivants ! Mais le Bismarck, touché lui-même de trois obus, doit faire route sur Saint-Nazaire. Il n’y arrivera pas. Furieux de la perte du Hood, Churchill ne donne au Premier Lord de la Mer qu’un ordre bref : « Coulez le Bismarck ! ». La poursuite s’engage, occasion pour François-Emmanuel Brézet de nous instruire des subtilités des manœuvres à la mer, dont l’objectif premier est pour l’un de maintenir le contact avec sa proie, pour l’autre de le rompre. Le Bismarck réussira cet exploit le 25 mai, par une superbe 360°. Pas pour longtemps ! Le porte-avions Ark Royal le retrouvera et un de ses avions, d’une torpille bien inspirée, mettra hors d’usage l’appareil à gouverner du cuirassé allemand. Non manœuvrant, le Bismarck est aux abois. Par un temps effroyable, c’est la curée : cinq destroyers anglais, deux cuirassés, deux croiseurs lourds, un porte-avions participent. Le Bismarck s’avère incoulable au canon. Évoluant sur ses hélices, il tirera jusqu’au bout avant d’être achevé par une torpille encore, aidée peut-être du sabordage du bâtiment. Il coule le 27 mai à 10 h 30 : 115 survivants sur 2 200 hommes d’équipage. Honneur au vaincu ? C’est ce que voulait l’amiral anglais commandant la flotte, saluant, en des termes sagement pesés, le combat du Bismarck, « digne des traditions de la Marine impériale allemande ». Pour des raisons « politiques », ce juste hommage fut interdit.
Cette lecture inspire maintes réflexions. Elle me suggère deux commentaires. Le premier concerne Hitler. En cette affaire, le Führer fut plus fin stratège que ses subordonnés. Il n’autorisa qu’à contrecœur l’opération Rheinübung, craignant qu’elle ne hâte l’entrée en guerre de l’Amérique. Le second concerne l’auteur. En sous-titre il précise : « la fin d’un mythe ». Livre fermé, on se demande ce que Brézet avait en tête. Ce ne peut être le Bismarck lui-même, dont on a vu la pesante réalité. Serait-ce alors le concept de navire cuirassé, illusion que la mort du navire aurait dissipée ? Ce serait plus intéressant. Ce type de navire est en effet à la Marine ce que sont l’avion de chasse à l’Armée de l’air et le blindé à l’Armée de terre. Le « char d’assaut » se moque de la mitraille et peut disposer à sa guise du fantassin à la chair fragile. L’avion se joue des distances et détruit ce qui lui est offert au sol. Le navire cuirassé accable de ses feux les bâtiments de commerce. Mais cette inégalité fondatrice ne saurait durer : désormais les assassins se battent entre eux, char contre char, avion contre avion, cuirassé contre cuirassé. Chasseur tranquille devenu gibier, voilà peut-être le mythe que Brézet nous propose d’évoquer.
Nota : le livre qu’on vient de présenter est à rapprocher d’un autre, L’agonie d’un cuirassé (Nuvis, 2012), récit de Vladimir Sémenoff, rescapé du Souvaroff, coulé en mai 1905 à la bataille de Tsushima.
NDLR : voir également la e-recension de Jérôme Pellistrandi