Billet - Des abeilles et des hommes
Pourquoi les abeilles piquent-elles ? Vaste question. « Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe, elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué », écrivait Jean Paulhan en 1944. Et pourtant elle sait qu’elle mourra. Fichue pour fichue, pourquoi l’abeille ne négocie-t-elle pas ? Mieux encore, pourquoi ne renonce-t-elle pas à piquer, on ne sait jamais, pris de compassion, vous pourriez l’épargner si elle vous livre tout son miel, et sa flotte, et son or, un truc dans le genre Rethondes 1940. D’ailleurs, vous les Français, qui êtes très intelligents, ironisa un jour Churchill, vous avez tout de suite réalisé que vous aviez perdu la guerre ; nous, qui sommes très stupides, nous ne l’avons pas compris et nous avons continué à nous battre. « N’importe quelle autre nation européenne se trouvant dans notre situation aurait depuis longtemps réclamé la paix à cor et à cri », notait ainsi George Orwell dans son War Time Diary.
L’abeille pique donc parce qu’elle est idiote, c’est pour cette raison qu’elle part pour Londres tandis que les raisonneurs prennent la route de Vichy. « Leur principale excuse était la certitude que l’Angleterre serait envahie et, sans armée, serait vaincue, écrivait Pierre-Olivier Lapie dans Les déserts de l’action. Cette excuse ne valait pas : quand nous nous sommes rendus à l’appel du général de Gaulle, nous aussi croyions que l’Angleterre serait vaincue avant un mois. Nous avons agi par impulsion non réfléchie. On a trop souvent réduit le mécanisme de la volonté à une suite de propositions logiques ; on a minimisé la valeur de l’inconscience du devoir, le déclic initial et mystérieux sans lequel ce mécanisme de la décision ne peut se mettre en marche. Le désintéressement primesautier révèle davantage l’essence de la personne, par un sursaut intérieur, qu’il soit l’inspiration du poète ou la détente de l’honneur personnel. L’homme se révèle à lui-même son propre inconnu par cette dictée magique qui déborde la réalité et sa volonté consciente. Seul un tel cri de l’âme peut nous guider dans les grandes crises du cœur comme dans celles des nations ».
L’honneur et le bon sens, disait de Gaulle : rien n’est plus français. La résistance à l’oppression n’est-elle pas l’un des quatre droits naturels et imprescriptibles garantis par la Déclaration de 1789, un texte que ne comprennent pas ceux dont l’esprit est encombré par le décompte de leurs points de retraite ? Tel ne fut pas Cambronne un autre 18 juin, dont Hugo dit qu’il fut inspiré par le souffle d’en-haut, puisque « foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre ! ». Comme l’abeille qui pique. « C’est peu de chose, concluait Jean Paulhan, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles ». ♦
Il reste 0 % de l'article à lire