Allocution du Chef d'État-major des armées au Centre des hautes études militaires le 4 septembre 1975 à l'occasion de sa nouvelle session annuelle. Le CHEM admet chaque année une vingtaine d’officiers supérieurs ou généraux des trois armées et leur fournit l’occasion d’une ultime préparation à des postes de responsabilité importants.
Réflexions sur le concept d'emploi des forces
Je crois utile aujourd’hui, alors même que vous abordez cette session, de vous faire part, en termes simples, d’un certain nombre de réflexions personnelles qui correspondent à mes fonctions et donc à mes préoccupations actuelles, de manière que vous puissiez mieux orienter par la suite vos propres réflexions dans le sens de ces préoccupations et que, par là même, leurs résultats permettent un apport plus concret et plus constructif.
Ces réflexions se situeront bien entendu dans le cadre de mes attributions en matière d’emploi des forces et également en matière d’équipement et de budget, puisqu’elles ont été élargies dans ce sens en mars dernier. Elles seront centrées sur les trois grands domaines qu’il convient de considérer chaque fois que l’on parle de forces armées, c’est-à-dire :
I. — Le concept possible d’emploi de ces forces
II. — Les moyens à consentir pour leur permettre de remplir leur rôle
III. — L’organisation et les structures à leur conférer.
— I. —
Voyons d’abord le concept d’emploi
Je préfère ce terme à celui de doctrine, car il vaut mieux, me semble-t-il, réserver ce dernier aux procédés de combat qu’il appartient au chef d’état-major de chaque armée de définir.
Le concept d’emploi auquel vous aurez à vous intéresser se situe à un autre niveau. Il doit avoir pour but, non pas de déterminer « ne varietur » les schémas selon lesquels les forces pourraient être utilisées dans telle ou telle hypothèse, mais de bien définir le rôle de nos forces armées dans le cadre d’une stratégie qui ne saurait être désormais que générale.
Pris dans ce sens, un concept d’emploi des forces doit découler de deux facteurs essentiels : les options politiques fondamentales du pays d’une part, la situation conflictuelle prévisible d’autre part.
Je ne m’étendrai pas sur les options politiques fondamentales. J’en retiendrai simplement, pour la suite de mes réflexions, les trois grands principes ou les trois grandes tendances sur lesquels elles m’apparaissent fondées :
— d’abord, la volonté de la France de vouloir faire entendre sa voix dans le concert des nations et d’apporter sa contribution à la recherche de solutions aux grands problèmes du moment, ce qui exclut toute position de neutralité ou de neutralisme,
— ensuite, la volonté de le faire en toute indépendance, c’est-à-dire avec la plus grande liberté possible d’initiative ou de décision, étant bien entendu que cette liberté de décision n’implique pas nécessairement un isolement dans l’action,
— enfin, la volonté de privilégier, dans ces rapports internationaux, la promotion d’une entité européenne dont l’échéance peut, certes, apparaître encore lointaine, mais dont la recherche est à poursuivre avec patience et ténacité.
La situation conflictuelle, ou pour employer un langage plus simple, « l’évolution des tensions et des risques », sur laquelle je m’étendrai un peu plus longuement car elle sera nécessairement au centre de beaucoup de vos discussions, m’apparaît dominée par trois phénomènes prépondérants :
— le phénomène nucléaire,
— la « mondialisation » des problèmes,
— la course aux armements.
Le phénomène nucléaire est, bien entendu, l’élément déterminant, celui qui, au cours des trente dernières années, a apporté à l’évaluation des tensions et des risques le bouleversement le plus profond.
Il introduit en effet dans cette évaluation, par l’énormité des risques encourus — à peine imaginables pour l’esprit humain — un changement total de l’ampleur et de la nature même d’un affrontement éventuel. Certains sont allés jusqu’à dire qu’il avait rendu la guerre impossible, idée qu’il faut accepter cependant, à mon sens, avec beaucoup de réserve car l’histoire s’est chargée à plusieurs reprises de nous rappeler le danger de telles affirmations qui, prises comme axiome de base, peuvent conduire à des déductions incomplètes ou tout à fait erronées.
Mais ce phénomène nucléaire n’est pas un phénomène figé ; il évolue comme évoluent toutes choses. Il est effectivement passé par un stade de « blocage » ; il a donné lieu ensuite à la notion d’un équilibre de la terreur, notion qui semble faire place maintenant à celle plus concrète, et peut-être en fait plus dangereuse, d’un équilibre des moyens ; et dans le même temps nous avons vu d’autres puissances que les deux Grands se doter à leur tour d’un armement de cet ordre, faisant craindre ainsi le danger d’une prolifération.
Vous voyez, par cela même, que ce phénomène déterminant ne peut être considéré dans l’examen des problèmes comme un invariant, posé et admis une fois pour toutes, mais qu’il doit être chaque fois pesé et estimé.
En outre, il est apparu de plus en plus clairement que la possession d’un arsenal nucléaire et des capacités de riposte qu’il offre n’avait pas seulement un rôle passif et d’inhibition, mais devenait de plus en plus nécessaire pour permettre l’action par d’autres moyens, et que seule sans doute la possession d’un tel arsenal était capable de garantir une telle possibilité d’action dans les situations les plus diverses.
La mondialisation des problèmes est le second élément déterminant. Elle résulte, pour l’essentiel, du développement considérable des moyens de liaison, de transmission, d’information, de détection.
Il ne peut se produire, dans le monde actuel, aucun événement, si mineur soit-il, sans qu’aussitôt il soit porté à la connaissance de tous et oblige ainsi tous les autres à en tenir compte. Nous ne sommes plus au temps où il suffisait à chaque pays, pour assurer sa défense, de se préoccuper surtout de ce qui se passait à sa frontière même, mais à une époque où tout ce qui se passe dans le monde peut avoir une influence sur la façon de concevoir et d’organiser cette défense.
Troisième élément enfin — et qui découle un peu des deux autres — la course aux armements.
Je dis bien « qui découle un peu des deux autres » car, en effet, à partir du moment où l’idée d’utilisation des armes nucléaires dépasse l’entendement, mais où l’on se rend compte que leur existence peut permettre l’action par d’autres moyens, il y a tout intérêt à posséder ces autres moyens. C’est ainsi que nous avons vu les Soviétiques et les Américains, qui pourtant se sont dotés d’un arsenal nucléaire énorme, continuer à entretenir et à développer des forces conventionnelles considérables et, par voie d’entraînement, la plupart des autres pays acquérir, soit directement, soit avec l’aide des deux super-puissances, un arsenal classique des plus modernes dans des proportions qui dépassent parfois leurs besoins réels.
Quelles conséquences tirer de l’examen de ces éléments ? Personnellement, j’en vois trois, principales :
La première, c’est que, dans le contexte actuel, le « politique » et le « militaire » sont de plus en plus intimement liés ; les rapports entre les États ne peuvent plus continuer à être fondés seulement sur un dynamisme politique ou idéologique, sur une économie forte, sur un rayonnement culturel important, ils doivent également intégrer la possession de forces militaires dont certaines peuvent avoir une capacité de destruction totale.
La fameuse phrase de Clausewitz « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens » a cessé d’avoir un sens. À la notion de défense, qui réclame bien souvent pour demeurer vivace un ennemi connu et désigné, se substitue peu à peu celle de sécurité, qui conduit chaque État, tout en assurant au mieux la sienne, à participer à la garantie d’une sécurité plus collective intéressant également les autres et qui explique en partie les grands mouvements actuels de détente et de rapprochement ; et l’on est en droit de se demander s’il peut y avoir encore dans le monde moderne une stratégie militaire pure ou si celle-ci ne se trouve pas être nécessairement intégrée d’emblée dans la stratégie générale des États.
La seconde conséquence est que, dans une telle situation, l’éventualité d’un conflit majeur de caractère mondial présente un taux de probabilité relativement faible, mais qu’il est inéluctablement nécessaire, pour maintenir la faiblesse de ce taux de probabilité, d’entretenir, voire de développer les moyens de riposte les plus efficaces possibles ; et c’est bien là l’apparente contradiction majeure de notre époque.
La troisième conséquence enfin est que cette possibilité de contrôle des conflits majeurs qui est ainsi offerte au monde — ou plus précisément à certains États dans le monde — n’écarte pas l’éventualité de conflits limités dans le temps et dans l’espace et conduit au contraire tout naturellement — malgré les efforts faits dans le domaine de la détente — à une ambiance latente de crise.
On peut penser, on peut espérer en tout cas, que ces conflits limités seront de moins en moins fréquents, qu’ils deviendront sans doute de plus en plus courts étant donné l’efficacité croissante des armes modernes et les taux de destruction qu’elle entraîne, mais aussi sans doute et par là même on peut redouter qu’ils ne deviennent de plus en plus brutaux.
Mais il est difficile d’imaginer que les crises soient bannies de notre horizon prévisible et c’est bien la raison pour laquelle nous devons porter une attention toute particulière à l’étude de leur nature, ainsi qu’à celle des moyens les plus appropriés pour les détecter et les prévenir et, lorsqu’elles éclatent, pour les maîtriser.
Lorsque vous aborderez de tels problèmes, pensez d’abord à l’extrême variété de ces crises, dont certaines peuvent naître et se développer avec une rapidité foudroyante : dont certaines peuvent demeurer très longtemps dans une forme « larvée » ; dont certaines, après des phases éruptives violentes, peuvent dans un calme apparent entretenir de nouveaux développements, comme le volcan momentanément éteint.
Pensez aussi aux contraintes qu’impose à tout moment à l’utilisation des moyens militaires le « maniement » de ces crises par les responsables politiques, en liaison étroite bien sûr avec les responsables militaires ; qu’il s’agisse de la mise en alerte des forces, de leur montée en puissance, de leur déplacement ou de leur engagement, c’est à tout moment le but politique qui prime et c’est à lui que doit être strictement adapté le dosage de l’action militaire.
Ce sont toutes ces données qui doivent être prises en considération pour l’élaboration d’un concept et vous constaterez qu’elles font apparaître le caractère sans doute un peu trop rigide de nos théories actuelles qui axent peut-être trop exclusivement nos hypothèses, nos plans d’engagement et même l’équipement de nos forces face au risque d’un conflit majeur venant de l’Est.
Je ne vous définirai pas aujourd’hui d’une manière précise dans quel sens il m’apparaît souhaitable qu’évoluent ces théories pour s’adapter au mieux à de telles données, ce serait prématuré à tous points de vue ; qu’il me suffise de vous dire que le rôle à confier à nos forces dans un concept de cette nature m’apparaît se situer à trois niveaux.
Tout d’abord, par leur existence même, ces forces peuvent et doivent participer à la capacité d’influence de notre pays dans le monde. À ce titre, leur volume doit traduire le rang que nous avons la prétention d’occuper, à notre juste place. Mais le volume ne suffit pas, encore faut-il que la qualité de ces forces soit réelle et reconnue et que leur disponibilité permanente soit la plus élevée possible, car ces deux qualités conditionnent leur crédibilité.
Ensuite, la « manipulation » que l’on peut en faire, c’est-à-dire le fait de placer tout ou partie d’entre elles en tel ou tel lieu, de les mettre en telle ou telle posture d’alerte, doit permettre de mieux traduire la volonté gouvernementale dans certaines de ses initiatives politiques ou diplomatiques. Cela implique un degré approprié de mobilité qui, bien sûr, pour un pays comme le nôtre, ne saurait couvrir l’ensemble mondial, mais qui doit pouvoir au moins s’exercer dans l’étendue géographique qui nous intéresse le plus directement et où rien ne peut se passer qui nous soit indifférent, c’est-à-dire l’Europe et ses approches immédiates, dont notamment le bassin méditerranéen ; au-delà, nous ne pouvons prétendre au mieux sans doute qu’à des actions ponctuelles et temporaires.
Enfin, leur engagement éventuel, total ou partiel, c’est-à-dire adapté à la menace du moment, doit pouvoir, si besoin est, intervenir pour mener un combat qui, en certains cas sans doute, pourra être uniquement classique, mais qui dans la plupart des autres sera selon toute vraisemblance mené en coopération avec d’autres pays plutôt que d’une manière autonome et qui, en tout cas, ne pourra être que d’une durée relativement brève.
Il est bien certain que pour ces trois rôles, seule la possession d’armes nucléaires peut garantir l’indépendance de décision du Gouvernement, assurer la liberté d’initiative et d’action que nous souhaitons, même si cette action est menée avec d’autres et, dans les cas extrêmes, manifester à titre d’ultime avertissement notre volonté de ne pas subir la loi de l’adversaire.
— II. —
J’en viens maintenant aux moyens nécessaires pour remplir ce triple rôle et dont j’ai déjà énoncé certaines des caractéristiques les plus marquantes.
Mon propos se limitera à vous rappeler les données essentielles du problème, à vous en résumer l’évolution depuis quelques années et à vous donner un aperçu de nos idées actuelles sur la question.
Le problème est relativement simple dans son énoncé : il s’agit de répartir une ressource, correspondant à ce que la Nation peut raisonnablement consentir, entre deux grandes catégories de besoins : des hommes et des équipements. D’où un équilibre à rechercher entre ces trois éléments ; entre les ressources et les besoins d’une part, pour que ceux-ci ne dépassent pas celles-là, et entre les ressources à consacrer aux hommes et celles à consacrer aux équipements d’autre part, pour respecter une nécessaire harmonie entre ces deux éléments principaux d’une force.
Dans la pratique, l’affaire est un peu plus compliquée, car d’autres facteurs interviennent soit dans la définition de la ressource, soit dans sa répartition.
C’est ainsi que la ressource, même si elle peut être estimée et annoncée à l’avance, n’est jamais sûre ni garantie ; elle peut être affectée par des phénomènes économiques ou sociaux extérieurs difficiles à apprécier à l’avance, parfois même imprévisibles.
La répartition de cette ressource doit tenir compte de la disparité inéluctable entre les trois armées pour ce qui concerne les poids respectifs des hommes et des matériels qui, eux aussi, peuvent varier.
Enfin, l’estimation des besoins doit se faire en général à assez longue échéance car, vous le savez certainement, la plupart des matériels importants réclament pour leur étude, leur développement et leur industrialisation des délais totaux moyens de l’ordre d’une dizaine d’années, pour une durée de vie de vingt à vingt-cinq ans.
Il est bien certain que pour parvenir à l’équilibre et à l’harmonie souhaitables, à travers une telle complexité de facteurs évolutifs, il a fallu trouver des procédés d’estimation, de pondération et de clarification. C’est ce qui a été fait au cours des quinze dernières années par tout un système de prévision, de planification et de programmation qui vous sera, je crois, exposé en détail.
En gros, ce système a consisté à établir des plans à long terme à échéance d’une quinzaine d’années et à rechercher la réalisation de ces plans par des lois-programmes étalées sur cinq ans.
En fait, ce système n’a pas donné les résultats escomptés et cela pour trois raisons dont toutes ne sont pas imputables d’ailleurs, je m’empresse de le dire, au système lui-même.
La première de ces raisons est que les plans à long terme élaborés et qui avaient été très détaillés dans leur contenu physique (puisqu’ils allaient jusqu’à prévoir le nombre précis de chars, d’avions ou de bateaux d’un certain type, nécessaires à une date déterminée), ces plans donc se sont peu à peu avérés trop ambitieux et d’autant plus ambitieux que, parallèlement à leur réalisation, les ressources globales consacrées à la défense allaient en décroissant par rapport au budget général du pays.
La seconde raison a été une estimation insuffisante du poids financier des armements nucléaires ; contrairement à ce qu’on avait pu penser à l’origine, le coût de ces armements est allé, non pas en se stabilisant, mais en s’accroissant, et comme une priorité absolue leur était donnée, jointe à une priorité assez grande pour les autres équipements, il en est résulté un déséquilibre profond au détriment des hommes, déséquilibre qui a atteint ces dernières années un degré insupportable.
Il a donc fallu — et c’est la troisième raison de la non-réussite du système — faire un effort important au profit des hommes, effort qui risque à son tour, au cours des prochaines années, de provoquer un nouveau déséquilibre, cette fois au détriment des matériels dont les prix se sont accrus entre-temps dans des proportions considérables.
Bref, nous nous sommes trouvés, en ébauchant la nouvelle loi-programme qui devait recouvrir la période 1976-1980, face à une véritable impasse.
Quels sont nos projets pour en sortir, tout en préservant la capacité opérationnelle de nos forces qui m’apparaît, dans sa situation présente, constituer un minimum pour nous situer à notre rang ?
Nous avons repris le problème en l’inversant, en quelque sorte. C’est-à-dire qu’au lieu de partir du contenu physique précis de plans à réaliser à des dates déterminées, nous sommes partis tout à la fois :
— d’une hypothèse raisonnable d’évolution des ressources au cours des années à venir,
— et de la définition de « noyaux durs » correspondant au minimum des moyens jugés indispensables pour assurer la signification et la cohérence de nos forces.
De la confrontation de ces deux données nous cherchons actuellement à déduire une programmation plus réaliste, susceptible le cas échéant d’être plus ou moins valable dans le temps en fonction de l’évolution de la conjoncture. Cette étude s’accompagne, bien entendu, d’une révision des buts lointains et d’une recherche volontariste de toutes les économies susceptibles d’être réalisées dans tous les domaines et notamment dans celui des frais généraux.
Un tel système qui substitue à la notion assez rigide et contraignante de lois-programmes correspondant à des plans préétablis, celle de « plans-glissants » revus d’année en année, présente évidemment un énorme avantage de souplesse et d’adaptation.
La question qui se pose à nous maintenant est de savoir quelle hypothèse de croissance de ressources pourrait être effectivement retenue par le Gouvernement, mais je suis tout à fait convaincu pour ma part qu’une telle croissance est impérativement nécessaire — et dans des proportions significatives — si nous voulons, tout à la fois, maintenir notre indépendance et notre liberté d’action par la possession d’un armement nucléaire et nous doter de l’outil conventionnel indispensable pour mener cette action.
— III. —
En ce qui concerne l’organisation et les structures, dernier élément que je me suis proposé de considérer, je me contenterai également, à l’occasion de ce premier contact, de vous rappeler les données générales du problème, de vous préciser nos objectifs actuels de recherche et de vous indiquer en outre quelques écueils à éviter dans cette recherche.
Ce problème de l’organisation et des structures qui n’a cessé et ne cessera de faire l’objet de discussions, parfois un peu byzantines d’ailleurs, doit bien sûr être lié très étroitement à celui du concept et à celui des moyens ; il doit permettre aux forces de remplir au mieux les différents rôles prévus pour elles et qui, vous l’avez vu, peuvent être très variés, mais qui présentent néanmoins certains « troncs communs » qu’il faut donc chercher à définir ; il doit aussi favoriser la répartition des ressources dans des conditions telles que la meilleure efficacité soit obtenue au moindre coût.
Dans cet esprit, il doit, me semble-t-il, prendre en considération les facteurs suivants auxquels je me garderai bien de donner une priorité relative.
D’abord, les frais généraux et l’environnement. Il est bien évident en effet, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, que nous devons nous astreindre d’une manière permanente à réduire au minimum raisonnable nos frais généraux de fonctionnement et tous les organismes de soutien des forces, qu’il s’agisse du soutien des personnels ou du soutien des matériels ; ces soutiens sont, bien sûr, indispensables mais il n’est pas raisonnable qu’ils dépassent certains taux, et l’on peut noter que dans beaucoup d’autres armées étrangères ces taux de répartition entre forces opérationnelles proprement dites et soutiens sont beaucoup plus favorables que chez nous.
Or, le but est bien, pour une ressource considérée, d’avoir le maximum d’unités opérationnelles même si celles-ci doivent être regroupées au sein de formations un peu plus volumineuses, ce qui est une formule que nous recherchons actuellement dans l’armée de terre, car il est dispendieux d’entretenir par exemple des régiments ne regroupant que deux ou trois unités élémentaires.
Un autre facteur important est celui de la permanence du commandement opérationnel qui débouche très rapidement sur celui de l’unicité du commandement. Cette question a déjà reçu dans la marine et dans l’armée de l’air des solutions assez satisfaisantes ; le jumelage des régions maritimes et des escadres correspondantes, celui de la FATAC et de la 1re région aérienne, en sont des exemples. Pour l’armée de terre, nous sommes encore très loin du compte, on a même pu parler d’une certaine dualité de commandement entre territorial et opérationnel, et force est bien de constater que beaucoup de nos commandements opérationnels nécessiteraient pour leur mise sur pied effective d’assez longs délais. C’est donc un de nos sujets de préoccupation importants et vous avez pu voir que certaines amorces de solutions sont déjà en cours de mise en œuvre, tel le fusionnement du 1er corps d’armée et de la 6e région militaire. Tout, bien sûr, ne peut être unifié, ce n’est d’ailleurs pas la seule méthode possible et on peut jouer aussi sur le nombre des différents niveaux de commandement, mais il n’est pas douteux qu’il faille aller vers plus de simplicité et donc vers plus d’efficacité dans un système d’une plus grande polyvalence, permettant de mieux faire face au très large éventail des diverses actions possibles.
D’autres facteurs enfin intéressent la logistique et la mobilisation. Notre système logistique est demeuré très marqué par la période où il nous fallait soutenir à d’assez longues distances et pendant de longues campagnes, en Indochine puis en Algérie, un volume de forces assez considérable ; il est donc encore assez lourd, prévu pour des conflits de longue durée et il limite ainsi, notamment pour l’armée de terre, la possibilité d’actions plus brèves et plus brutales, ainsi que dans certains cas la portée même de ces actions. Notre mobilisation est elle aussi assez lourde et assez coûteuse et demeure encore essentiellement adaptée à des conflits d’une assez grande durée, précédés d’une assez longue période de tension. Certes, un système de démultiplication de nos forces permanentes est nécessaire ; mais son volume doit pouvoir être reconsidéré et sa mise en œuvre intégrée davantage dans l’appareil permanent plutôt que de faire l’objet d’un appareil distinct.
Vous voyez donc que le champ des réformes possibles est très vaste. Mais lorsqu’on parle de réforme, la plus grande difficulté consiste sans doute, non pas à imaginer ces réformes — Dieu sait si notre imagination est féconde — mais à déterminer les conditions dans lesquelles elles vont pouvoir s’intégrer dans le système existant sans apporter de perturbation trop brutale et profonde à ce système. Car ces réformes s’appliquent toujours à des organismes vivants, animés par des hommes qui ont leurs habitudes, leur inertie de pensée, qu’il faut convaincre et parce que, en aucun cas, on ne peut envisager d’arrêter le fonctionnement de ces organismes.
Des transformations ne peuvent donc jamais être rapides ; le « coup de baguette magique » en la matière n’existe pas.
De tout ceci je souhaiterais que vous reteniez quelques idées simples, j’allais dire quelques « mots-clés », susceptibles de mieux orienter vos réflexions et vos travaux.
Je les résumerai, en guise de conclusion, de la manière suivante :
En ce qui concerne le concept :
— intégration de plus en plus poussée de la stratégie militaire dans la stratégie générale,
— substitution progressive de la notion de sécurité à celle de défense,
— variété des engagements possibles et prédominance du phénomène des crises.
En ce qui concerne les moyens :
— recherche permanente d’un équilibre raisonnable entre les besoins et les ressources,
— répartition harmonieuse de ces ressources entre les différentes catégories de besoins.
En ce qui concerne, enfin, l’organisation et les structures :
— renforcement de l’efficacité par un allégement des soutiens au bénéfice des forces proprement dites,
— souci d’une préfiguration permanente de l’organisation opérationnelle du temps de crise. ♦