Les Français à Sarajevo
Frédéric Pons avait déjà écrit sur le Liban. Il relate ici en cinquante courts récits la vie de nos soldats en Bosnie. S’il prend parfois de la hauteur pour commenter l’enchaînement des événements, si le plan en cinq parties est en gros chronologique, son propos n’est pas d’exposer une situation ni de développer un thème, mais plutôt de présenter une série d’instantanés centrés sur un homme ou sur un épisode. Le décor est planté par ce raccourci mi-grinçant mi-plaisant sur la mosaïque yougoslave : « une langue, deux alphabets, trois religions, quatre cultures, cinq nationalités, six républiques, sept frontières, huit peuples ».
Journaliste, l’auteur fait œuvre journalistique, ce qui se traduit par de nombreuses qualités et quelques approximations. D’un côté, bien loin de la langue de bois des porte-parole officiels, des descriptions colorées, prises sur le vif, parfois drôles, souvent émouvantes, mettant en scène aussi bien les chefs que les plus modestes exécutants, venant d’un témoin qui connaît assurément bien les lieux et les gens pour avoir parcouru les uns dans tous les sens et suivi les autres au rythme des relèves. Nous y gagnons une belle galerie de portraits et des reportages techniques précis, par exemple sur le ravitaillement en vol des Mirage, l’alimentation en eau de Sarajevo ou encore le dispositif antisnipers. La tentation du cliché n’est pas toujours évitée : celui-ci a « l’œil bleu, dur, les traits mûris », celui-là est « taillé comme un menhir, la mâchoire carrée », bref, les coins sont « pourris », les officiers « solides », c’est tout juste si les légionnaires ne sentent pas bon le sable chaud, et même le chien Apollon qui dut « traverser un environnement inconnu et hostile » est admirable ; au total, une image sympathique et délivrée des poncifs antimilitaristes. Heureuse armée contemporaine, objet de plus de sollicitude en guerroyant au service du roi de Bosnie que lorsque naguère elle perdait au loin une promotion de Saint-Cyr par an au service du roi de France. D’un autre côté, des analogies osées avec Diên Biên Phu et Verdun (gardons le sens des proportions !) et des à-peu-près plaçant la Slovénie « à plus de mille kilomètres de la Serbie », avançant Camerone au 29 avril et transformant la colonne syrienne du REC en désobligeante « cohue ».
Le lecteur ressent l’impression d’une immense pétaudière sous la bannière de l’Onu, d’une « impuissance érigée en système » entre deux remises de médailles à titre posthume. Nos unités présentées ici, d’un niveau nettement supérieur à d’autres contingents, font preuve de cohésion bien que constituées parfois à partir d’apports multiples et d’au moins deux vertus majeures : la faculté d’adaptation à des missions surprenantes, dans la ligne des coloniaux à tout faire de jadis ; la discipline de feu face aux provocations dans lesquelles ont leur part les Bosniaques, qui « tiennent à la conservation de l’image de Sarajevo, ville martyre », et supportent mal toute action destinée à effacer les marques d’un fructueux misérabilisme. Malgré les mille astuces nées dans le cerveau de nos compatriotes, les situations vont du saugrenu au révoltant. Ridicule lorsque les Serbes « s’amusent par dérision à envoyer de petits avions en papier sur les positions des casques bleus », dramatique lors de l’assassinat du vice-ministre bosniaque, surréaliste lorsque les légionnaires « s’arc-boutent (de l’intérieur) pour tenir les poignées » des portes du VAB tandis que les miliciens font levier pour les ouvrir avec une barre à mine. On imagine le capitaine Danjou retenant avec sa main valide la porte de l’hacienda, tandis que le colonel Milan cherche à l’enfoncer à grands coups de pied !
Nos soldats ont connu, nous dit Pons, « l’espoir et les plus cruelles désillusions, la fierté de servir, et l’humiliation absolue, les interrogations sur leurs chefs, le désarroi, la colère… ». Ce n’est peut-être pas absolument une première. Le deus ex machina va-t-il survenir sous la forme de « l’espérance portant des bombes et des roquettes », bien loin de la « colombe de la paix, symbole un peu niais » ? Dans cette volière, entre l’aigle qui s’envole du Foch et les tourtereaux qui agonisent sur le pont des amoureux, on se demande qui sont les pigeons. ♦