Un enfant du Bronx (My american Journey)
Pour beaucoup d’observateurs politiques, le général Colin Powell incarne le rêve américain. Né de parents jamaïcains, il a grandi dans les quartiers difficiles du Bronx à New York avant d’entamer une carrière militaire particulièrement élogieuse. Bien que n’étant pas issu de la prestigieuse Académie militaire de West Point, ce brillant soldat a occupé des fonctions renommées qui, après deux séjours au Vietnam et une affectation en Corée, l’ont notamment conduit au ministère de la Défense, à l’École de guerre américaine (instructeur à Fort Leavenworth), à la tête du 5e corps d’armée en Allemagne, au Conseil national de sécurité à Washington et à la direction du commandement des forces américaines (Forscom). Après ce parcours sans fautes, le général Colin Powell devient finalement chef d’état-major des armées.
Cet ouvrage autobiographique présente surtout un intérêt historique. L’auteur nous apporte en effet des éclairages particuliers sur les grands événements politico-militaires qui ont jalonné les trois dernières décennies. Concernant la guerre du Vietnam, le général Colin Powell porte un jugement très dur sur les dirigeants américains de l’époque, à commencer par le président Kennedy. Pour l’ancien chef d’état-major des armées, les hauts responsables américains avaient entraîné leur pays dans ce tragique conflit au nom de l’anticommunisme, alors qu’il ne s’agissait que d’un des aspects du problème. Cette guerre avait des origines nationalistes, anticolonialistes et civiles qui allaient bien au-delà du conflit Est-Ouest. La plupart des chefs militaires savaient que la situation était dans une impasse et pourtant ils continuaient à s’incliner devant les groupes de pression et à « faire bonne figure avec le décompte des morts erroné, des informations rassurantes sur les villages des zones de sécurité, ainsi que des rapports revus à la hausse ». En tant que corporation, l’armée n’a pas réussi à s’adresser franchement aux dirigeants de la nation ni à ses propres responsables. Ces derniers ne sont jamais allés trouver le président pour lui dire qu’il était impossible de gagner cette guerre. Les cadres de la génération de Colin Powell qui ont fait leurs armes au Vietnam se sont juré, à l’époque, que lorsque viendrait leur tour de prendre des décisions, il ne serait plus question de s’engager dans un conflit sans y croire ou de se lancer dans une aventure « pour des raisons bancales que le peuple américain ne pourrait ni comprendre ni accepter ».
Dans le même style, l’auteur explique le fiasco de l’opération Desert one (opération de sauvetage des otages à l’ambassade américaine à Téhéran) par une série d’erreurs majeures : nombre insuffisant d’hélicoptères (deux hélicoptères sur les huit engagés sont tombés en panne), équipe de récupération formée d’hommes issus des quatre armées (terre, air, mer, marines) et réunis juste pour cette mission à haut risque, faiblesse dans la transmission des instructions, erreurs dans les prévisions atmosphériques, manque flagrant de coordination, etc. Toutes ces lacunes conduiront à la création, quelques années plus tard, d’un commandement des forces (Forscom) destiné à assurer la planification, la coordination et la supervision qui avaient manqué à l’occasion de cette catastrophique intervention en Iran.
Le développement de l’affaire de l’Irangate occupe une place de choix dans ce livre événement. Pour l’auteur, la responsabilité de ce scandale incombe surtout à l’amiral Poindexter. Le chef du Conseil national de sécurité au moment des faits aurait en effet pris des décisions audacieuses sans en informer le président Reagan. Ce dernier fait d’ailleurs l’objet d’éloges, sincères mais toujours mesurés, de la part du général Colin Powell, qui explique notamment les motivations du projet présidentiel d’Initiative de défense stratégique (IDS) connu sous le vocable inapproprié de « guerre des étoiles ». Selon l’ancien chef d’état-major des armées, Ronald Reagan était un visionnaire qui rêvait de mettre fin aux menaces de destruction nucléaire. L’avantage de l’IDS était que, « sans pour autant être capable d’arrêter tous les missiles ennemis, les Américains pourraient en détruire suffisamment pour empêcher les Soviétiques d’avoir le K.-O. nucléaire assuré ». De ce fait, l’escalade nucléaire n’avait plus de raison d’être. L’auteur vante aussi les mérites du président Bush pour son action déterminante au Panama. Sur ce sujet, il tire des enseignements intéressants de l’intervention américaine qui a abouti à l’arrestation du dictateur Noriega (opération Just Cause) : « Pour gagner, il faut avoir un objectif politique clair et s’y tenir ; il faut aussi utiliser toute la force nécessaire et ne pas s’excuser de mettre tout en œuvre si c’est indispensable ».
L’évolution des rapports entre les États-Unis et l’Union Soviétique est également perceptible dans les nombreux entretiens entre le général Colin Powell et le général Moisseiev. Le marasme économique qui a ruiné l’ex-URSS est bien résumé dans cet amer constat fait par l’épouse du général soviétique à la femme du général américain : « Nous avons perdu soixante-dix ans. Nous avons laissé passer l’occasion de faire ce que vous avez fait. Ce retard ne sera pas rattrapé de mon vivant ». C’est toutefois le passage sur la guerre du Golfe qui constitue le point fort de cet ouvrage. La réussite de l’opération Tempête du désert a essentiellement reposé sur la détermination du président Bush, qui n’a pas hésité à déployer l’énorme machine de guerre américaine dans cette région stratégique du Proche-Orient. Sur la polémique concernant l’arrêt (prématuré) des combats, le général Colin Powell est explicite : la poursuite des combats pour s’emparer de Bagdad aurait été coûteuse en vies humaines.
L’énorme succès de ce document historique est lié à la très forte personnalité de son auteur. Pour la première fois de leur histoire, les Américains ont pu non seulement envisager, mais aussi appeler de leurs vœux si l’on en croit les sondages, l’avènement d’un président noir. À un moment où le « procès du siècle » d’O.J. Simpson à Los Angeles et le rassemblement de près d’un million de Noirs à Washington révélaient l’ampleur de la fracture raciale, Colin Powell est apparu comme celui qui pouvait « cicatriser » les blessures sociales et réunir les différentes ethnies de l’Amérique. Malgré cette très grande popularité, le héros de la guerre du Golfe a finalement refusé de briguer la Maison-Blanche, invoquant des raisons strictement familiales, notamment des pressions de son épouse Alma, dont il reconnaît l’influence bénéfique et prépondérante pendant son extraordinaire parcours militaire. En résumé, le témoignage du général Colin Powell apporte des éléments captivants sur la grandeur et les faiblesses de l’Amérique profonde. Il est toutefois regrettable que la traduction des termes militaires ait été entachée d’erreurs grossières : par exemple, US Marines Corps traduit par un « corps d’armée de la marine », alors qu’il s’agit du « corps des marines », fort connu ! ♦