Le Caucase post-soviétique
Voici une belle leçon de géographie et de géopolitique sur une région pour laquelle les qualificatifs de « complexe » et d’« instable » sont à l’évidence d’aimables euphémismes. Comme les apôtres, ils se sont mis à douze (dont un anglophone) pour exposer la situation de ce millénaire « refuge des proscrits de toutes les causes et de toutes les nations », comme l’écrivait déjà Alexandre Dumas en une pertinente citation placée en épigraphe. À moins d’être agrégé de géographie ou d’avoir à la fois vu le jour à Stepanakert, passé ses vacances à Sukhumi et canoté sur le lac Sevan, le Caucase nous est passablement inconnu. Pour s’y retrouver, l’ouvrage ne fournit qu’un méchant croquis. La première précaution pour aborder ce livre est donc de courir se procurer une carte claire et lisible.
Amateurs d’analogies, aussi approximatives fussent-elles : considérez un territoire à peine plus grand que celui qui s’étend de la côte aquitaine au golfe du Lion ; haussez d’un tiers les Pyrénées et remplacez la vallée de la Garonne par une chaîne plus élevée que nos Alpes ; imaginez que ledit territoire est réparti en trois États souverains, que le Roussillon est musulman, gorgé de pétrole et rêve de s’unir à la Catalogne, que l’arrondissement de Prades ne veut dépendre que de Foix tandis que l’enclave de Comminges est rattachée à Perpignan, que les Espagnols ont massacré naguère les Ariégeois, lesquels ont délégué dans le vaste monde une diaspora d’inconsolables chantres qui ne sont pas tous chanteurs, que les indépendantistes basques ont leur équivalent dans le Médoc, que les gens de Nérac veulent rejoindre leurs cousins de Bergerac qui ne tiennent pas tellement à ce rapprochement ; en plus que la terre tremble volontiers, que la situation économique est désastreuse, enfin que le pouvoir parisien, ancien suzerain, essaie de reprendre quelque influence tout en tentant de réduire une rébellion interne en Dordogne. Vous aurez alors une idée (ô combien simplifiée) de ce qui se passe au Caucase.
Dans cet embrouillamini, le plan adopté a le mérite d’être limpide : une première partie descriptive, pays après pays ; une seconde montrant l’action des trois grands voisins qui ne se rencontrent et ne s’affrontent pas ici pour la première fois, car tsar, sultan et shah intriguaient et guerroyaient de longue date dans cette « zone de contact et de fracture des Empires russe, ottoman et perse » ; une troisième partie s’aventurant à dresser une typologie des conflits. L’analyse initiale déborde vers le nord en un texte fort engagé, à la gloire des Tchétchènes et autres « petites nations indomptables éprises de liberté »… et de guerre sainte. Suit la malheureuse Géorgie, pourtant bénie des dieux, affichant une « opulence désinvolte et joyeuse dans la grisaille soviétique », république ensoleillée où un peuple élu « cultivait l’art de la table ». On s’est fait des illusions, on a trop compté sur les richesses potentielles et sur le carnet d’adresses de Chevardnadze.
Le brutal rappel aux réalités pourrait servir de leçon à tous les indépendantistes entraînés par de glorieuses réminiscences et l’image des hommes providentiels du passé. Il reste « une économie délabrée, un État éclaté, une société écartelée ». Cependant, Arméniens et Azéris se battent pour une sorte de Lozère au nom de « droits historiques sur une terre sacralisée », le tout se traduisant par une proportion de 15 % de réfugiés parmi les populations, ramenant l’Arménie au niveau des PMA et faisant émigrer massivement les élites. L’Azerbaïdjan, autrefois « cosmopolite et développé », ne vit guère mieux au rythme des coups d’État. Voilà comment trois petits eldorados tombent dans l’anarchie et la misère. Après une résistance séculaire contre les Russes, les voici obligés de se retourner vers le grand frère qui effectue un « retour remarquable » sur la scène caucasienne. La CEI prend corps dans les faits, Moscou fait en quelque sorte sans enthousiasme du néo-impérialisme non prémédité, face à une Turquie attentive mais prudente et à un Iran tout aussi circonspect qui prend soin ici de mettre une sourdine à son « discours islamico-révolutionnaire ». L’OSCE ayant « réussi le tour de force de s’aliéner la sympathie de toutes les parties », le bilan de l’Onu étant mince, les Russes se résigneraient assez bien à être chargés de mettre un peu d’ordre au nom de la communauté mondiale, et aux frais de celle-ci.
On ne saurait trop recommander cet ouvrage documenté, guide précieux parmi les subtilités et les paradoxes caucasiens. À défaut de décrocher la Toison d’or, le lecteur s’étonnera, non pas qu’il y ait tant de conflits, mais qu’il n’y en ait pas plus. ♦