Dieu de colère
En cette fin de XXe siècle où l’hégémonie américaine à travers le monde atteint un niveau sans doute jamais égalé, cet ouvrage paru aux éditions de l’Addim dans la jeune collection « Esprit de défense » arrive à point nommé : il vise à expliquer le discours stratégique américain à partir des conceptions théologiques et morales des premiers habitants de la Nouvelle-Angleterre. Les liens entre la naissance et le développement des États-Unis et le puritanisme d’origine calviniste implanté au XVIIe siècle par les pères fondateurs du Mayflower sont bien connus. Les excès rapportés dans La lettre écarlate de Nathanael Hawthorne, dont la malheureuse femme adultère de Salem fut la victime, sont dans toutes les mémoires. De même, dans un ordre d’idée tout à fait différent et pour se limiter à des références relativement anciennes, les conceptions idéologiques d’un Wilson ou d’un Roosevelt et certaines de leurs conséquences ne sont pas près d’être oubliées dans notre pays. Par contre, présenter toute l’histoire de la stratégie américaine, et singulièrement celle de l’ère nucléaire, comme la pure et simple mise en application de cette doctrine était une œuvre originale et ambitieuse. L’auteur, ancien officier de marine, spécialiste des questions nucléaires et docteur en sciences politiques, s’y est attelé de manière circonstanciée et déterminée.
Déjà, les premiers colons proclamaient qu’ils allaient pouvoir construire sur ces terres nouvelles « l’Israël américain de Dieu ». « Ils affirment que leur pays sera différent des autres puisque Dieu l’a réservé aux vrais croyants pour qu’ils y bâtissent la cité de Dieu. D’où l’idée de l’exceptionnalisme américain fondé sur la conviction d’une Amérique née sans péché et ayant une destinée particulière » ; mais le mal rôde sous toutes ses formes ; la guerre et la violence y participent largement. Le puritain en a une sainte horreur, il envisage donc la guerre avec une réticence extrême, mais, quand il s’y engage, il estime que s’agissant d’une croisade, tout est permis. « La culture stratégique américaine en arrive à exclure pour des raisons morales toute idée de modération et prône, ô paradoxe !, une stratégie d’anéantissement de l’ennemi ». Que ce soit lors de la marche dévastatrice des nordistes à travers la Géorgie ou des bombardements stratégiques de Dresde ou du Vietnam, la puissance américaine, quand elle se déploie, ne donne pas dans le détail. Ainsi que le rappelle Bruno Colson dans le livre La culture stratégique américaine paru chez Économica, sans doute pour mieux punir les coupables, il ne saurait y avoir que des capitulations sans conditions.
Tel est le thème de l’ouvrage ; et, une fois le décor planté, ce n’est pas là un de ses moindres mérites, l’histoire de la politique nucléaire américaine est explicitée de manière claire et documentée. Depuis la bombe de Hiroshima, présentée à l’époque comme l’action du Dieu vengeur – la forteresse volante Enola Gay fut bénite avant son départ pour le Japon – jusqu’à l’après-guerre froide, la doctrine qui, initialement, partait de principes simples voire simplistes, s’est certes profondément transformée en fonction de l’évolution des rapports de force et des moyens techniques. Cependant, selon l’auteur, qu’il s’agisse du containment, de la stratégie des représailles massives, de celle de la réponse flexible, de la limitation des dommages, de la destruction mutuelle assurée ou, plus près de nous, de la « guerre des étoiles », sans parler de la toute récente Nuclear Posture Review, on retrouve l’impact des conceptions théologiques et morales des inventeurs de ces doctrines. La période où la thèse semble correspondre le mieux à la réalité est bien celle du tout-puissant McNamara inspirant et épaulant un Kennedy, pourtant catholique irlandais, ou un Johnson. Par contre, c’est sous le tandem Nixon-Kissinger que la politique américaine était le plus empreinte de pragmatisme et, en outre, la plus compréhensive à l’égard de l’action indépendante de la France dans le domaine de la dissuasion. Cet ouvrage incisif, qui peut se lire d’un trait et parfois se présente comme un peu critique envers nos amis américains, ne fera pas perdre de vue que, lors des principaux rendez-vous de l’histoire de ce siècle, nous nous sommes retrouvés du même côté, peut-être parce que, malgré des différences dont la description apparaîtra parfois comme à la limite de la caricature, nous sommes en fait dépositaires pour une large part des mêmes valeurs. ♦