Le Chiisme
Si l’école orientaliste allemande est moins fournie que la nôtre, elle compte d’illustres représentants. Heinz Halm, professeur à Tübingen, reprend aujourd’hui cette tradition savante. À le lire, vous ne saurez pas tout du « Parti d’Ali », variété de l’islam trop riche et trop étrange pour qu’un livre l’embrasse, mais vous en saurez beaucoup. Heinz Halm retrace, avec une rare érudition, l’histoire du chiisme, de la vie tragique du malheureux Ali au triomphe de l’imam Khomeyni.
Une si longue histoire nous oblige à simplifier : la légitimité des successeurs du Prophète est le fil directeur. Au départ, tout est clair sinon facile. Ali, gendre de Mahomet et géniteur, par sa fille Fatima, de sa descendance mâle, est le seul digne d’assurer la direction de la communauté orpheline, califat ou imamat dont, après lui, ses descendants devront hériter. Las ! l’histoire en décidera autrement et les chiites couvrent d’insultes la mémoire des trois premiers califes, qui précédèrent Ali, tiennent pour usurpateurs les Omeyyades de Damas, et pareillement les Abbassides de Bagdad qui ont déçu leurs espoirs.
Empêchés d’exercer le pouvoir, les imams alides n’en assurent pas moins le magistère divin, en une lignée sur laquelle les chiites eux-mêmes disputent. La sainte descendance s’est éteinte dès le Xe siècle, et si les duodécimains reconnaissent le douzième imam pour le dernier, les septimains se fixent au septième. Quoi qu’il en soit, douzième ou septième, le dernier imam n’est pas mort, et seulement caché. Il reviendra à la fin des temps, mahdi sauveur du monde. Cependant, en attendant cette parousie, comment les croyants doivent-ils se gouverner ? On conçoit que, dans cette incertitude, les solutions adoptées aient été fort diverses. C’est chez les duodécimains que l’auteur situe l’essentiel de sa recherche, à juste titre puisqu’ils sont les plus nombreux.
Ils ont, en Iran où ils sont largement majoritaires, vécu, prospéré ou souffert selon l’humeur des souverains successifs. En l’absence du guide incontestable, disparu, la tendance générale fut au quiétisme : laissons le pouvoir aux impies et attendons, fût-ce dans les larmes, le retour de l’imam caché ; dans les larmes, car le malheur est la part bénie des chiites duodécimains. Leurs onze premiers imams sont réputés morts de mort violente et le massacre d’Al-Husayn, fils d’Ali, et des siens à Karbala en 680 est le martyre indépassable, commémoré chaque année en des processions de flagellants que les écrans ont, chez nous, popularisées. Exaltation du faible et de l’opprimé, charge rédemptrice assumée par les imams suppliciés, attente du mahdi sauveur, on ne s’étonnera pas que des commentateurs occidentaux aient souligné ces convergences avec le christianisme.
Pourtant, le quiétisme politique s’accompagne chez les chiites d’une intense activité intellectuelle. Les doctes sont appelés, beaucoup plus que dans le sunnisme, à exercer leur esprit. Faillibles sans doute, les mujtahid (« ceux qui font effort personnel vers la vérité ») sont néanmoins les maîtres des croyants ordinaires. Une cléricature s’organise, qui surveille le prince, le critique, œuvre si nécessaire à la ruine d’une dynastie, ainsi des Kadjars au XXe siècle. Cependant, il faudra attendre 1979 pour que les mujtahid osent sortir de leur position confortable de censeurs du pouvoir et que Khomeyni, premier d’entre eux et ayatollah suprême, s’empare de l’État. Cette révolution-là en est bien une : elle est à l’opposé de la philosophie profonde des duodécimains et les chiites conséquents pourraient bien, un jour prochain, revenir à leurs larmes tranquilles.
Les septimains — ou ismaéliens, du nom du père de leur imam disparu — forment l’autre grande branche du chiisme. Ceux-là ont été moins quiets. Impatients, ils ont maintes fois accueilli un imam réincarné. Ainsi les Fatimides, entre Algérie et Égypte de 899 à 1171, devront-ils leur fortune aux prétentions du premier d’entre eux se posant en calife et mahdi, condition indispensable d’une complète souveraineté. D’autres excès suivront, que l’auteur détaille. Al-Darzi, ancêtre éponyme des Druzes actuels, fut, au début du XIe siècle, l’apôtre de la divinisation d’Al-Hakim, calife fatimide régnant qui n’en pouvait mais, et de l’abolition de toutes les pratiques islamiques, devenues inutiles ; une doctrine si originale et si scandaleuse n’a pu se maintenir que dans la discrétion et rares sont, au Liban, les initiés qui en possèdent la clé. Les Nizaris d’Alamut nous sont connus sous l’appellation d’Assassins que leur ont donnée nos croisés, qui ont eu affaire à eux et à leur chef syrien, Vetulus de montanis ou Vieux de la montagne. À ces terroristes impitoyables, précurseurs des modernes fidâiyun, se rattachent encore les Khojas de l’Inde occidentale, riches commerçants qui honorent les Agha Khans comme imams, l’actuel Karim étant le 49e, qui fait de son immense fortune un usage édifiant.
L’auteur nous fait visiter quelques autres sectes, Bektachis, Qizilbach, Alevis de Turquie aux mœurs faciles, Zaydites du Yémen pour lesquels l’imam, bien réel, doit prouver son authenticité par les armes. Pour nous reposer de ce foisonnement, et aussi pour nous rassurer, revenons au quiétisme et souhaitons-lui, avec le poète, belle et triste carrière : « Voyez ! nous mettons nos vêtements de deuil et disons à nos yeux : ruisselez de larmes à jamais ». ♦