Crimes sans châtiment. L’action humanitaire en ex-Yougoslavie
La Croix-Rouge se rebiffe par la voix d’une de ses représentantes qualifiées. Certes, un avis liminaire prend soin de préciser que les opinions exprimées n’engagent pas le CICR, mais l’auteur a dirigé le secteur de la communication du comité. Une préface de Cyrus Vance vient par ailleurs apporter sa caution.
Le récit est arrêté en mars 1994. Après les frémissements initiaux où « ça sentait la poudre », après les premiers combats d’une série qui devait culminer en Bosnie, l’ouvrage est centré sur la période 1991-1992, l’année 1993 ne faisant l’objet que d’un rapide « abrégé » dans le VIIe et dernier chapitre. Le livre est bien écrit et vivant, quoiqu’un peu touffu et pourvu de sous-titres hermétiques. Si l’expression n’était pas tant galvaudée, on pourrait dire que ce document est un cri. Au premier degré, indignation contre les atrocités : « comportement ignominieux des belligérants » ; civils victimes « des plus sordides marchés dans les mains des premiers porteurs de mitraillette venus » (exemple cité : camion d’essence contre asile de vieillards) ; mais aussi amertume vis-à-vis du « ballet médiatique ininterrompu » : la Slovénie, 40 victimes, 2 000 journalistes ; la mode de l’inspection des camps, engouement qui se traduit par « la surpopulation des visiteurs et la prolifération des caméras ». Lassitude face à tant de palabres inutiles : négociations interminables dont le seul but est de gagner du temps (« on se bombarde, on signe, on se rebombarde, on resigne ») ; accords « vidés de leur sens avant même d’être conclus ». Découragement enfin devant la passivité des puissances « dotées de mécanismes bien rodés pour affronter la guerre froide », mais ici décontenancées, se contentant de « brandir l’étendard de l’action humanitaire » : « vacuité » des prises de position lors des conférences internationales, « décalage entre les priorités réelles constatées et les grands axes du discours ».
Tout cela, loin de faciliter la tâche de la plus sérieuse et de la plus authentique des ONG (dont la meute bruyante n’arrange pas les choses, malgré des torrents de bonne volonté), ne fait aux yeux de Michèle Mercier qu’accumuler les obstacles et les malentendus. Plus grave, cette concurrence et ces abus (y compris le détournement de son emblème) font perdre selon elle à la Croix-Rouge sa spécificité et son indépendance et la lancent dans l’« humanitaire blindé », au risque de la rendre paradoxalement impopulaire auprès de ceux-là mêmes qu’elle vient assister. Une des positions les plus mal comprises de la Croix-Rouge concerne la purification ethnique : elle y voit certes un « concept criminel », elle fut la première à attacher le grelot en juillet 1992, mais l’essentiel est pour elle de sauver des vies ; « Participer au transfert, c’est se faire le complice du nettoyage ethnique, ne pas le faire, c’est être complice d’un meurtre » (S. Ogata).
Le titre agressif pourrait laisser penser à un penchant vers le manichéisme en vogue : admirables Bosniaques contre affreux Serbes (cf. indomptables Tchétchènes contre abominables Russes). L’auteur se garde de ces classements sommaires qui d’ailleurs n’entrent pas dans l’esprit de son témoignage. Si elle donne un coup de patte à l’armée fédérale où « l’enseignement du droit est loin de figurer parmi les matières vedettes de l’instruction », elle évoque tout autant les excès croates, ainsi que les souffrances causées par l’embargo aux populations serbes. Elle craint surtout les miliciens de tous bords et ces entreprises anarchiques où règne « la souveraineté totale dès le grade de caporal ». Elle sait rester prudente en l’absence de preuves, qu’il s’agisse des disparus de Vukovar ou des accusations de viols en série. Elle est enfin pleinement consciente de l’ambiguïté juridique de ce genre d’affrontements provenant de l’« éclatement d’une nation-puzzle difficilement assemblée », traités par les uns comme la révolte de dissidents contre le pouvoir central dans un processus de guerre civile, par les autres comme un conflit de nature internationale.
Une pièce au dossier, un « tableau teinté de rouge, gris et noir », ferme dans la pensée et dans l’expression, empreint de sincérité et d’émotion, restituant une ambiance où au-delà de l’absurdité cruelle… « on crève d’ennui ». ♦