Atlas
Courage ! camarades. Ce qui nous attend est si étrange et si lourd de conséquences qu’on ne saurait, pour l’examiner, ménager ses efforts. Il faut, disons-le tout net, en déployer de grands pour suivre Michel Serres en sa philosophie. À la question militaire, de quoi s’agit-il ? l’auteur, charitablement, répond dans son introduction, « Légende pour lire aisément cet atlas ». Tout change : comment se repérer ? L’univers, demain, ne sera plus qu’un espace de communication, instantanément parcouru : comment habiter la virtualité ? On essaie de nous rassurer, nous renvoyant à la langue d’Ésope ; des « réseaux » qui se tissent autour du monde, nous sommes libres de faire ce que nous voulons, enfer ou paradis. Voire ! « Qui a peur, dit Michel Serres, d’un monde neuf ? » – Moi, M’sieur, et vous aussi parfois, à ce qu’il semble.
C’est à juste titre qu’on ne suivra pas ici le fil de l’exposé : l’auteur n’aime pas les fils, et beaucoup leurs embrouillaminis. Ce n’est pas négligence, on s’en doute, mais profession de foi. Lisez donc (p. 105 et 114) cet hymne au chaos : « Pour unifier un global homogène, il faut que bougent chaotiquement de multiples petits lieux divers. (…) Jadis condamné par les gardiens de l’ordre, le système en apparence le pire – et même porteur de la trace du mal –, parce que flou, fluent, hasardeux et chaotique, se révèle, en réalité, le meilleur et le mieux adapté à la vie, et le plus impensable nous offre le plus puissant modèle de la pensée ou d’une intelligence légère, souple, tragique et formidable ». D’où résulterait que « l’intelligence fine et la mémoire énorme du monde des choses », mises à jour, découvertes par la communication instantanée, sont en train de triompher de l’intelligence balourde des hommes. Progrès ou régression ? Régression, peut-être, que ce retour aux origines.
C’est au chapitre « Espaces virtuels » qu’il faut chercher le cœur du livre, vraie récompense de vos efforts. Nos ancêtres, avec Hercule, travaillèrent la pierre ; puis le métal, par le feu de Prométhée. Hermès est notre nouveau patron, dieu de la communication : par réseaux et puces, les signaux sont notre unique matériau. « Voici la révolution inattendue : ouvriers d’univers, les Anges tissent un autre monde ». Anges ou Démons ? « Tous les lieux en chaque lieu et chaque lieu en tous les lieux », la Pantopie de Michel Serres est autrement inquiétante, que les utopies rêveuses qui guidaient les aventuriers de l’histoire. Y aura-t-il encore une histoire ? Le nouvel univers est intégrisme absolu, « total partout et toujours présent à soi-même. » Toujours a-t-il encore un sens ? Est-ce toujours qu’il faut dire, ou plus jamais ? On se moquait du présent insaisissable, simple commodité de langage ; le présent se venge, il va mettre à mort et le passé et le futur : tout va advenir.
Un peu vite à notre gré, l’auteur passe sur ces perspectives apocalyptiques et en vient à d’évidentes menaces. Il n’a pas de mots assez durs pour vilipender pub et télé, abréviations qui parlent d’elles-mêmes. Pourtant, y voyant le moyen qu’accaparent les puissants, l’auteur est optimiste : le moyen est plus redoutable à être autonome et sans mauvais esprit pour l’animer. De ce diable anonyme, comment se garder ? Par l’enseignement, dit-il, auquel nos réseaux vont offrir d’infinies possibilités et d’abord celle de libérer les enfants de la pesante architecture écolière. Petite réponse, et discutable.
Au demeurant, l’auteur oscille entre un enthousiasme, lyriquement exprimé, pour le tout communication et les terreurs que ce tout suscite. Parmi celles-ci, la nouvelle lutte des classes n’est pas la moins justifiée, entre les rares hommes capables de connaître et de maîtriser, et les autres, innombrables et vrais exclus. Des deux catégories, si inégales, on ne peut dire laquelle est privilégiée : « Laissez toute espérance, vous qui avez manqué le seuil du nouveau monde ; mais laissez toute liberté, vous qui venez de le franchir ». Libérés du pouvoir des hommes, tomberons-nous sous le joug des réseaux ? Quel nom donner à ce qui va exister, se demande Michel Serres ; il hésite et, enfin, propose : « Le feu de l’Esprit, au matin de Pentecôte, dont il est écrit que ceux qui le reçoivent parleront en langues ». ♦