Un monde sans maître. Ordre ou désordre entre les Nations ?
La chute du mur de Berlin en novembre 1989 a incontestablement bouleversé les paramètres traditionnels de la géopolitique et ouvert la voie à un monde différent. Cette nouvelle donne est analysée en détail par Gabriel Robin, un diplomate de haut rang qui a souvent représenté la France à l’étranger, notamment au Conseil de l’Otan à Bruxelles.
L’auteur étudie d’abord « l’ordre de Yalta » qui a marqué pendant près d’un demi-siècle les relations internationales et s’est traduit par une opposition entre deux blocs possédant des valeurs fondamentales totalement dissemblables. La division de l’Allemagne a constitué l’élément essentiel de cette longue période de tension. Son unité paraissait à l’époque « à la fois inaccessible et inéluctable » : c’était la quadrature du cercle, et pourtant la crise fut résolue. Ce « miracle » a constitué l’un des premiers paradoxes de la guerre froide et a remis en cause les convictions des Cassandre. Il a créé la rupture majeure de cette fin de siècle et nous a plongés brutalement, avec dix ans d’avance, dans le troisième millénaire en établissant des repères complètement différents. Le monde de Yalta était en effet un monde bloqué. Au cœur de ce blocage, il y avait le verrou allemand. C’est lorsque celui-ci a été scellé sur l’Allemagne, par suite de désaccords des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, qu’un univers bipolaire s’est établi. Toutefois, l’usure d’un système utopique, qui voulait changer la société par décrets et forger un homme nouveau, a fait sauter ce verrou de la honte et ouvert les portes sur des espaces insoupçonnés d’un autre monde.
La démarcation entre l’Est et l’Ouest a disparu. Notre planète demeure néanmoins hétérogène. Au lieu de se concentrer en opposition, tranchée de part et d’autre d’une frontière fixe, les différences s’étalent et se diffusent, s’interpénétrent et se contaminent. Ce phénomène a engendré de grands paradoxes. La misère physique et morale du Tiers-Monde a envahi les banlieues des grandes villes occidentales, tandis que le modernisme et le luxe de l’Occident a atteint certaines capitales des pays en voie de développement. Autrefois, les frontières passaient entre les blocs, aujourd’hui elles sont présentes à l’intérieur des États. Selon l’auteur, ce monde nouveau est moins instable. L’ordre de Yalta montrait une planète sur le pied de guerre. Dans les deux camps rangés en ordre de bataille, militaires, ingénieurs et savants rivalisaient pour mettre au point les armes les plus nombreuses et les plus performantes. De nos jours, les budgets de défense sont partout en diminution (sauf en Chine, que l’auteur oublie de mentionner), les effectifs des armées fondent et les programmes d’armements sont amputés ou étalés. Pour Gabriel Robin, le constat est simple : « Quand on révise sa police d’assurance à la baisse, c’est, à n’en pas douter, que le sentiment de sécurité a augmenté. Sur ce point, au moins, la comparaison tourne indiscutablement à l’avantage du monde actuel ».
Cependant, cet univers est différent et beaucoup plus complexe. Auparavant divisé sous de nombreux aspects, il formait toutefois, stratégiquement, une unité. Maintenant globalisé à de multiples égards, il est « stratégiquement éclaté ». Une simple étincelle dans un point du globe suffisait, hier, à faire craindre une conflagration générale. Le brasier le plus brûlant ne consume plus aujourd’hui que le pays qui en est victime et c’est tout juste si l’environnement immédiat en subit quelques retombées (sur cette question, l’auteur ne prend pas en compte le dramatique problème des réfugiés qui se déversent dans les pays frontaliers des zones de crise). Les foyers de violence n’ont peut-être pas diminué en nombre et en intensité, mais ils ont cessé d’être contagieux (à l’exception, toutefois, du Rwanda et du Burundi). C’est un fait que Haïti, le Cambodge, le Soudan, la Somalie, le Liberia et l’Angola n’ont pas propagé des ondes de choc comparables aux secousses qu’ont provoquées, en leur temps, les guerres de Corée, du Vietnam ou d’Afghanistan.
Gabriel Robin note également que notre monde d’aujourd’hui n’a jamais été plus universel. Pour la première fois peut-être dans l’histoire, « il se vit comme un ensemble ». Il n’est plus séparé en camps antagonistes qui se fermaient les uns aux autres. Il y a des frontières, mais il n’y a plus de murs. Les marchandises, les capitaux, les hommes et les idées peuvent circuler librement. Notre univers est un monde ouvert. Les îlots d’exclusion ou d’intolérance sont maintenant exceptionnels. Ceux qui demeurent (cas de Salman Rushdi pourchassé par les ayatollahs, et de la Corée du Nord toujours repliée dans une dictature d’un autre âge) suscitent une indignation générale. Le monde s’est globalisé et nous sommes entrés dans « l’ère du grand village planétaire ».
Dans ce nouveau contexte, les États-Unis continuent d’être une grande puissance qui possède des atouts incomparables et dans tous les domaines : économique, financier, monétaire, militaire, politique et culturel (leur langue est comprise par les élites du monde entier, les moyens d’information, les orientations et les jugements américains servent toujours de références communes à l’Occident). Cette puissance a cependant des limites qui ont été récemment mises en relief dans certains événements : semi-échec en Somalie, efforts solitaires pour dissuader la Corée du Nord de conserver ou d’acquérir des armes nucléaires qui ont abouti à des résultats ambigus, victoire incomplète dans la guerre du Golfe (le régime de Saddam Hussein a survécu à la défaite), bras de fer commercial avec le Japon qui ne peut déboucher, dans le meilleur des cas, que sur un compromis, etc. Tout cela prouve que l’ordre du monde ne portera pas la marque de la seule Amérique. Les États-Unis savent d’ailleurs très bien qu’ils s’engageraient dans une impasse s’ils voulaient prendre la tête d’un monde prétendument unipolaire. Plutôt que de rêver de « quelque illusoire monarchie », ils chercheront à promouvoir leurs intérêts de grande nation.
Dans ce monde sans maître, la France (cette puissance moyenne qui a un rôle international à jouer) se trouve confrontée à différentes options, selon qu’elle voudra « universaliser l’ordre mondial » ou « cimenter le bloc européen », qu’elle optera pour une Europe des nations dans un univers de nations ou qu’elle se fondra dans le couple franco-allemand pour former un noyau dur qui gouvernera l’Union, laquelle, à son tour, régentera le continent. Cette réflexion de Gabriel Robin traduit la conclusion de cet ouvrage optimiste et passionnant. ♦