Rendez-vous avec l’histoire
Au terme d’un siècle marqué par d’importantes secousses qui ont façonné le cours de notre histoire, comment ne pas réfléchir aux enseignements tirés des grands événements, quand on a rencontré, pendant quarante ans, quelques-uns des plus célèbres politiciens et penseurs et vécu certaines péripéties majeures ? C’est le pari que nous propose Jean Boissonnat qui, après avoir été directeur des rédactions du groupe Expansion, éditorialiste à Europe I et dans plusieurs journaux, demeure aujourd’hui l’un des grands experts du monde politique et économique, comme en témoigne sa nomination au conseil de la politique monétaire de la Banque de France.
De ses entretiens avec des personnalités aussi différentes que Deng Xiaoping, Jean-Paul II, Helmut Kohl, Jean Monnet, René Girard, François Mitterrand, George Bush, Édouard Balladur et Jacques Delors, l’auteur nous livre des témoignages intéressants qui alimentent des réflexions capitales sur le monde d’hier et surtout de demain. À Deng Xiaoping, ce révisionniste qui a réussi à « changer le maoïsme pour changer la Chine », Jean Boissonnat attribue le mérite d’avoir su façonner un communisme propre à ce pays. Cette particularité culturelle a permis à l’Empire du Milieu de survivre à son grand frère soviétique. C’est dans ce chapitre que l’auteur soulève les trois questions fondamentales que beaucoup d’analystes se posent depuis la mort de Mao : pourquoi cet immense pays qui avait tout découvert avant nous (boussole, imprimerie, brouette, fonte, etc.) n’a pas inventé la civilisation industrielle ? Pourquoi le communisme perdure-t-il en Chine, alors qu’il s’effondre partout ailleurs ? Que se passerait-il si le communisme chinois réussissait l’industrialisation du pays sans perdre le pouvoir (y aurait-il un découplage possible entre la démocratie et l’économie de marché) ?
La Chine reste d’ailleurs la grande préoccupation de Jean-Paul II. Au souverain pontife, l’auteur reconnaît le mérite d’avoir apporté à notre société une force nouvelle qui manquait à ses prédécesseurs et de nous avoir rappelés « qu’on ne progresse pas dans le relatif en renonçant à parler de l’absolu ». Grâce à Jean-Paul II, la fonction même du pape a considérablement évolué. Désormais, on attend surtout du chef de l’Église catholique qu’il symbolise le message chrétien, « qu’il en assume la dimension verticale, car le christianisme est une histoire avant d’être une doctrine, et horizontale, car plus que toute autre religion, le catholicisme se veut universel ». C’est alors que surgit la sempiternelle question : pourquoi l’Église apparaît-elle si souvent en retard sur la société ? Pour Jean Boissonnat, ce phénomène résulte du fait que le message du Christ est trop en avance sur notre civilisation. Son contenu « véritablement révolutionnaire » menace en effet les liens sociaux traditionnels. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, nous dit-il : l’amour est leur seule règle ; il faut pardonner les offenses, etc. Tout cela menace de « perturber les autorités ». C’est la raison pour laquelle l’Église a distillé le message évangélique à faible dose pour ne pas provoquer de catastrophe. Nous n’en sommes encore qu’au début de sa lente diffusion dans le corps social. Pourra-t-on même le communiquer dans sa totalité ? L’Église marche derrière le Christ, pas devant. Il y a ainsi une contradiction difficile à surmonter entre la fidélité absolue au message et le désir naturel de s’en servir pour empêcher la désintégration de notre société. Le christianisme n’est pas né pour être utile, mais pour témoigner de la vérité.
Dans cet ouvrage très diversifié, le lecteur trouvera également un extraordinaire dialogue imaginaire entre Kohl et Hitler, ainsi que des explications détaillées relatives à la victoire du libéralisme sur le communisme, cette idéologie qui « a promis le bonheur en bâtissant son économie sur la bureaucratie et la propriété collective des moyens de production, c’est-à-dire à l’opposé de toutes les expériences qui ont su élever le niveau de productivité et, par là, le niveau de vie » (comment Smith a vaincu Marx). À la fin du livre, une analyse intéressante est effectuée sur le chômage, ce fléau conjoncturel qui risque de devenir un mal structurel susceptible de déboucher sur une véritable exclusion sociale. Sur ce problème, l’auteur note que nos sociétés n’ont pas épuisé « les formidables gains de productivité que les nouvelles techniques mettent à nos dispositions ».
L’ouverture sur le prochain millénaire donne un coup de projecteur sur l’avenir des grandes questions touchant à l’Europe, au système de protection sociale, à l’emploi et à la formation. Le chapitre fait aussi apparaître des lueurs d’espoir sur certaines incertitudes et appelle nos concitoyens à plus de sérénité. « On voit l’Asie qui s’ébranle », nous dit Jean Boissonnat, « pourquoi s’en effrayer ? Le Japon n’a jamais été aussi pacifique que depuis qu’il s’est enrichi. On voit l’islam qui attend une revanche. Pourquoi ne la trouverait-il pas dans le développement économique et social ? C’est une vieille habitude de l’humanité que de se faire peur avec les chiffres ronds. Or l’an 2000 ne sera que le lendemain de 1999 et la veille de 2001 ». La conclusion clairvoyante de l’auteur met bien en lumière la tonalité générale de son livre sérieux et pragmatique qui propose des arguments réalistes, basés sur une longue période de réflexion et d’observation. ♦