Le nouveau décor international
Ce livre est un dossier qu’a établi un groupe réuni par la Fondation nationale des sciences politiques autour de Francis Gutmann, ambassadeur de France. Le groupe rassemblait auprès du maître d’ouvrage Jean-Luc Iacconi, colonel, Rémy Leveau, spécialiste du Maghreb, et Philippe Moreau Defarges, qu’il n’est pas nécessaire de présenter ici ; il avait pour mission d’élaborer « les nouvelles données de base sur lesquelles pourrait se fonder la politique étrangère de la France ». Pour réaliser ce projet ambitieux, l’équipe a recueilli l’avis d’éminentes personnalités, au cours d’entretiens dont certains sont restitués dans le livre, pris en sandwich entre deux synthèses, d’introduction et de conclusion.
Des entretiens spécialisés on retiendra d’abord l’exposé de Jean-Luc Domenach pour l’analyse subtile, et finalement rassurante, qu’il propose de l’Asie de demain : ni le Japon, réticent à endosser un rôle mondial et que ses succès économiques commencent à déborder, ni la Chine, aveugle sur elle-même comme elle l’a toujours été et dont la seule bande côtière est appelée à une prospérité prochaine, n’ont de quoi inquiéter. On retrouvera ensuite avec plaisir la lucidité de Pierre Hassner, pour qui l’Occident « a gagné, mais ne sait que faire de sa victoire », partagé qu’il est entre le désarmement moral et le moralisme médiatique. Pierre Moussa réfléchit sur l’avenir de l’économie mondiale : au Nord la croissance a perdu sa vertu motrice, le progrès devient futilité ; c’est au Sud qu’il faut chercher le « moteur de rechange », au Sud non solvable sans doute, mais où il y a de vrais besoins à satisfaire.
C’est à la synthèse qu’on attend les auteurs, tant les incertitudes du monde d’aujourd’hui déconcertent les augures. Aussi bien ceux-ci sont-ils prudents, ils s’en tiennent aux généralités et ne répugnent point aux contradictions, ce qui est la preuve habituelle de la sincérité. Le constat initial est d’un pessimisme total : l’État s’affaisse à l’intérieur comme à l’extérieur, et l’individualisme occidental conteste toute autorité ; nous avons abandonné nos valeurs et. si nous offrons au monde un modèle, c’est celui de la satisfaction des besoins animaux. Face à ce décor désolant, Francis Gutmann est le chantre de la Realpolitik, dont il donne une forte définition : « création, agencement ou utilisation, aux fins qui sont les nôtres, de rapports de forces » (p. 241). C’est en fonction de cette politique de fer qu’il nous faut choisir nos amis, « recherchant les interlocuteurs qui comptent plus que ceux qui plaisent » (p. 242). Certes, il faut bien nuancer cette vision de quelques garde-fous, droits de l’homme par exemple, et sa dignité… ce qui au demeurant n’est pas la même chose. On propose enfin, courageusement, un programme en quatre points, constitution de grands ensembles régionaux, instauration ou restauration des pouvoirs étatiques, coopération entre les grands ensembles, solidarité dans un contrat planétaire à la Michel Serres portant sur l’éducation, la santé et l’environnement.
L’exercice que la Fondation avait demandé au groupe de Francis Gutmann était difficile. Il est assez réussi. On reprochera pourtant aux auteurs une bien pauvre résignation : le rêve wilsonien d’un ordre mondial est caduc, l’histoire est une succession de désordres (p. 17) et les valeurs occidentales, « qu’on disait universelles » (p. 39)… ne le sont pas. Ah ça ! Monsieur l’ambassadeur. Dieu serait-il mort ? ♦