Souvenirs d’une bataille perdue (1939-1940)
Aux États-Unis, le conflit non encore terminé, Jacques Riboud dicte quelques mots sur la « drôle de guerre », la campagne de France, la retraite ; souvenirs, déjà, qu’un ami sous-titre La guerre à cheval. C’est ce manuscrit, révisé, qui nous est ici proposé et qui garde l’acuité du témoignage à chaud.
Alors dans un régiment d’artillerie lourde hippomobile, le lieutenant Riboud décrit d’abord, longuement, l’attente, cette « drôle de guerre » qui entraîne au doute sur les choix stratégiques de la France. Impressionnante demeure sa description d’une ligne Maginot où se pressent les troupes autour de défenses discontinues, laissant les intervalles fort peu défendus et en particulier dépourvus de moyens de blocage antichars sérieux. L’attente est propice aux observations, aux contacts, qui nous valent quelques portraits savoureux : le commandant aux diatribes infinies contre l’intendance, les aériens, le service de santé, l’état-major, ou le génie, le maire alsacien qui ne parle pas français, la ménagère juxtaposant chez elle les portraits de Foch et du Kaiser…
Survient la bataille. Des multiples notations de l’auteur, on retiendra surtout l’énorme décalage entre une armée allemande largement motorisée et des troupes françaises peu mobiles, ainsi que le peu d’efficacité de la défense antichars. L’utilisation de chars par l’armée allemande, remarque Jacques Riboud, n’eut que peu à voir avec les images du rouleau compresseur blindé répandues pendant l’entre-deux-guerres. L’état-major allemand savait que ces blindés étaient éminemment vulnérables ; mais les Français n’exploitaient pas cette vulnérabilité : « En 1940, les avantages que pouvait avoir la défense contre les chars étaient inexploités. L’ennemi pouvait déplacer – promener – sa puissance de feu en toute liberté, en toute impunité, comme il le voulait, à l’intérieur des lignes françaises ». Le problème français, argumente l’auteur, fut ainsi, concrètement, moins l’absence des unités blindées appelées de ses vœux par de Gaulle, que l’incapacité à formuler une doctrine de défense antichars. C’est cette lacune qui poussera Jacques Riboud à user de ses loisirs pour concevoir un affût mobile blindé pivotant (MAR : Mobile Armoured Revolding Gun Mount), utilisable au premier chef contre les blindés, pouvant tourner sur 360 degrés, tirer très rapidement et protéger ses servants.
La longue description de la retraite – repli ordonné, rappelle l’auteur et non course anarchique – est aussi éloquente : cache-cache entre chariots tirés par les chevaux et détachements allemands motorisés, intense et silencieux désespoir d’un pays traversé à rebours. À titre d’étude de psychologie comparée des peuples, on appréciera le récit de l’évasion collective manquée d’un camp de regroupement allemand en France. Le commandant français ayant occupé l’Allemagne pendant huit ans, « il affirme qu’aucun Feldwebel allemand ne peut manquer d’ouvrir une grille et de présenter les armes à une troupe qui se présente, quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle soit en bon ordre et qu’elle marche au pas ». La manœuvre française est donc organisée rondement : après deux tours de cour au pas cadencé, la troupe approche de la grille et se heurte hélas ! à un Feldwebel atypique, mauvais Allemand peut-être…
On discutera certaines conclusions historiques de Jacques Riboud : Munich produit inévitable du traité de Versailles ; l’erreur politique de la déclaration de guerre à cette date et la faute stratégique de l’offensive en Belgique ; ou la région des Sudètes vue comme une « Alsace-Lorraine » allemande. L’ouvrage apporte de nombreux éléments de débat, mais il est aussi et surtout un témoignage précis et vivant sur toutes les facettes d’une France dont le destin bascula. ♦