Grand Sahariens
Le tiers-mondisme n’est plus à la mode, mais il y a des rechutes : les pénitents du colonialisme sont comme des enfants mal consolés et, devant les malheurs nouveaux de l’Afrique, « le sanglot de l’homme blanc » (1), parfois, leur remonte à la gorge. Aussi doit-on saluer l’œuvre salubre de Philippe Decraene et François Zuccarelli. Avec l’autorité du premier, professeur des universités et directeur du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes, et du second, haut fonctionnaire praticien de l’Afrique, les deux auteurs restituent, dans sa grandeur, ses excès et ses charmes, la geste des Sahariens français.
Le plus gros du livre est consacré, comme il se doit, à la conquête et à la pacification des trois blocs ethniques qui constituent, pour l’essentiel, les populations nomades, Maures, Touareg et Toubous. Les premiers, inventeurs de la civilisation la plus riche du désert, furent aussi les plus rebelles à notre pénétration : les ultimes combats sont de 1934. C’est sans doute à cette vigueur dans la lutte que l’on doit la réussite ultérieure d’une symbiose culturelle exemplaire, francité et mauritude heureusement mêlées.
Les Touareg ont leur prestige, et leurs mystères ont longtemps nourri les fantasmes des explorateurs et des conquérants : on en a fait, un temps, les frères perdus de notre Moyen-Âge. Avec le massacre de la colonne Flatters et la guerre sainte soutenue par la Senoussiya, les illusions furent bientôt dissipées. Cependant, dès 1917, après l’échec du siège d’Agadès mené par Kaossen, la paix française s’instaure.
À l’est se trouve « le fief des Toubous », dont l’individualisme et la rudesse guerrière nous causeront bien des tracas. Après les grandes campagnes de Lamy au Tchad contre Rabah, puis de Largeau de 1902 à 1915, le Tibesti sera pacifié en 1928.
Conquête faite et même un peu avant, la modernité fait irruption, efficace et redoutable. Les « chevaux-vapeur », Citroën de la Croisière noire ou Berliet des pétroliers, concurrencent les chameaux. Les pionniers de l’aviation défient les vents de sable, militaires au centre (dès 1920, le commandant Vuillemin traverse d’Alger à Tamanrasset, mais l’avion du général Laperrine s’y perdra), civils à l’ouest avec l’Aéropostale de Mermoz et Saint-Ex. Les chercheurs cherchent et trouvent, Capot-Rey, Henri Lhote, Conrad Kilian et notre vieux Théodore Monod (que les auteurs ont tort de peindre en humaniste : pour le militant écolo et antimilitariste, ascète entiché de cailloux, de bêtes et de plantes, l’homme est une nuisance). Le pétrole jaillit en 1956 et, le 13 janvier 1960, à Reggan, explose la bombe, aux premières lueurs de l’aube.
Ce n’est pas l’esprit de modernité qui anime les amoureux du désert, encore qu’on en trouve qui allient l’utopie créatrice et le rêve : ainsi l’Anglais Donald MacKenzie qui, installé au cap Juby à la fin du XIXe siècle, projette d’inonder le désert des eaux de l’Atlantique, ou, peu après en ce même cap Juby, Jacques Lebaudy qui se fait Jacques Ier, empereur du Sahara. Les explorateurs poursuivaient, au péril de leur vie, de moins concrètes ambitions : René Caillié, trompé par le mirage de Tombouctou, Duveyrier le saint-simonien ami des Touareg, Camille Douls naufragé volontaire sur la côte des Maures et Alexine Tinne, richissime aventurière qui intriguera les Touareg avant qu’ils ne l’assassinent. Des femmes, il y en aura d’autres, extravagantes, comme Aurélie Picard, épouse très catholique de deux cheikhs successifs de la confrérie Tijaniya, morte en 1933, ou Isabelle Eberhardt, fille sans patrie qui, pour s’en trouver une, se marie en 1901 avec un spahi algérien. Voici enfin les religieux, Lavigerie l’homme d’action dont le prosélytisme ne s’embarrasse pas de nos prudences. Psichari le mystique et Foucauld l’ermite de l’Assekrem.
Philippe Decraene et François Zuccarelli concluent tristement : la paix française est loin et Maures, Touareg et Toubous ont remis au goût du jour leurs querelles ancestrales. Les Sahariens sauront gré aux auteurs de cette comparaison et d’un livre qui leur rend justice ; mais que les vieux méharistes se gardent des annexes ! Ils y verraient le chameau présenté comme « l’un des animaux les plus hideux de la création ». ♦
(1) Titre d’un livre de Pascal Bruckner, paru au Seuil en 1983.