L’islam laïque ou le retour de la « grande tradition »
La thèse de l’auteur est claire. Résumons-la avant de la critiquer. Un islam laïque est possible ; l’histoire comparée de l’islam et de la chrétienté plaide, sur ce plan, en faveur du premier. Passés les premiers siècles (plus précisément à partir du XIe), l’islam, dans ce qu’Olivier Carré appelle sa « grande tradition », a nettement séparé pouvoir et religion, tandis que la chrétienté les unissait selon deux voies, théocratie romaine ou césaropapisme orthodoxe. Ce n’est que tout récemment que, sous l’égide d’un appareil islamique international dirigé par l’Arabie saoudite et sous la pression des islamistes issus des Frères musulmans, l’islam revient à la pratique globalisante des trois D : à la fois religion, cité terrestre et État (Din, Dunia et Daoula). De cette « orthodoxie déviante », il est possible de sortir ; revenant à la « grande tradition », un « islam post-islamiste » peut s’instaurer, compatible avec la modernité.
Il est facile de montrer ce que cette thèse a d’acrobatique dans son parallèle islam-chrétienté : c’est en s’écartant de l’imitation du Prophète de Médine que l’islam peut aujourd’hui revivre ; c’est, à l’inverse, en retrouvant l’enseignement du Christ que l’Église s’est purifiée de ses errances anciennes. On constatera que le moment où commence, selon l’auteur, la « grande tradition » est celui où se termine l’hégémonie califale. On relèvera que c’est par une abusive extrapolation du chiisme au sunnisme qu’Olivier Carré présente le quiétisme politique comme la règle universelle.
Ces réserves importantes étant faites, on appréciera que l’auteur, qui allie honnêteté et compétence (il est directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, FNSP), nuance chemin faisant son propos et, parfois, se contredise. S’il n’y a pas de messianisme en islam pour justifier l’action politique, le jihad, rappelle-t-il, et la perspective de l’inéluctable règne de l’islam donnent à l’histoire un sens évident. Si l’Empire ottoman a fait preuve à l’égard des communautés non musulmanes d’une grande tolérance – qui entretient la nostalgie des intellectuels arabes du Proche-Orient –, les prescriptions coraniques concernant la soumission des gens du Livre sont sans appel. Si l’auteur envisage avec faveur un islam modernisé, il ne voit pas lui-même comment éviter la « pierre d’achoppement » du statut de la femme.
Nous avons dit la thèse acrobatique, mais on ne prend pas Olivier Carré sans vert. Il voit bien où le bât blesse : « Un texte réglementaire du VIIe siècle » (le Coran), pris comme « la parole directe de Dieu ». Il esquisse la solution qu’il emprunte à Mohamed Mahmoud Taha, exégète soudanais : pour Taha, seule la révélation de La Mekke est universelle et éternelle ; celle que le Prophète a reçue à Médine n’en est que l’application conjoncturelle… adieu la chari’a ! Cette distinction fondamentale, déjà intériorisée par les musulmans éclairés ou de bon sens, est en effet la condition de la modernisation de l’islam et de son renouveau.
Si la solution est évidente, sa mise en œuvre ne l’est pas : Mohamed Mahmoud Taha a été exécuté en 1985. Voilà le problème tragiquement mis à plat. Nous avons critiqué l’optimisme mal fondé de la thèse d’Olivier Carré ; mais si nous considérons son livre comme un manuel pédagogique à l’intention des musulmans, nous le saluons comme une œuvre pie. ♦