L’Europe de l’Est. Du plan au marché
La vérité, plus que la galanterie, pousse à rappeler que Marie Lavigne écrit depuis 30 ans sur l’économie soviétique. C’est dire sa compétence à laquelle elle joint clarté d’expression et sens pédagogique. Elle n’a pas été surprise de l’effondrement mais, comme tous ses collègues soviétologues, elle se défend comme un beau diable devant l’accusation de n’en avoir pas prédit la date exacte ; son seul étonnement est le retard subi par ce phénomène inéluctable.
Le livre est articulé en deux parties : regard sur le passé, description de l’évolution en cours, chacune en quelques chapitres courts et bien ciblés. Sur la situation d’hier, le constat est sévère et dénonce les faux-semblants sur lesquels reposait le système : décentralisation illusoire, stimulants de façade, détermination du niveau des prix coupée du réel, économie parallèle devenue partie intégrante de l’économie d’État, indicateurs tronqués… « Les gens adhéraient officiellement aux intouchables fondements du communisme, alors que leur comportement quotidien en était la négation », ou encore : « Il n’y avait pas de dossiers cachés. Le plus souvent, il n’y avait pas de dossier du tout : le système se mentait à lui-même ». Cependant, l’auteur sait ne pas hurler avec les loups et nuancer la critique en relevant de relatifs avantages, parfois inattendus : simplicité des échanges internationaux grâce au monopole du commerce extérieur et à la formule des « centrales », faible coût des fournitures de pétrole aux satellites dans le cadre du Comecon [Conseil d’assistance économique mutuelle]… Mme Lavigne a aussi le souci de ramener les choses à leur juste proportion : à de rares exceptions près, les membres de la nomenklatura « n’atteignaient pas le niveau de vie des cadres moyens dans les sociétés industrielles modernes ». Ainsi est dressé, sans fioritures, un bilan précis assorti d’exemples éclairants et montrant dans quelle mesure, au cours des adaptations successives, la doctrine se trouva alternativement respectée et violée.
Il s’agit désormais de sortir d’une situation sans précédent. Comme le dit Vaclav Havel [NDLR 2020 : dissident du régime communiste puis président de la République fédérale tchèque et slovaque après la Révolution de Velours], l’ancien « second monde » se rattache au premier par ses aspirations et au troisième par l’état de son économie. Après les PMA (Pays les moins avancés), PVD (pays en voie de développement) et autres NPI (nouveaux pays industrialisés), voici la catégorie des « pays en transition ». Tous les docteurs appelés au chevet des malades ont prescrit le même traitement : privatisation, libération des prix, institution d’un « filet de protection sociale » minimum, création d’un marché financier… (l’environnement, ce sera pour plus tard !). On ne saurait trop louer ici l’excellente présentation de l’ensemble du processus sous forme d’un tableau pages 132 à 135, ni la fine analyse des difficultés des opérations de privatisation au chapitre VIII. Pour suivre la cure, deux vitesses possibles de progression : la « thérapie de choc » comme en Pologne, qui tente des gouvernements néolibéraux désireux de faire « du passé table rase », ou le « gradualisme » à la hongroise, préféré sans doute par les Occidentaux plus prudents, qui auraient volontiers imaginé une lente transformation faite de rattrapages en série sur fond d’immobilisme idéologique et d’apathie populaire. À vrai dire, aucune des deux voies n’a abouti jusqu’à présent à des résultats bien convaincants.
L’auteur relève dans cet exercice des paradoxes (comme celui de cette « valeur ajoutée négative », lorsque la valeur réelle du produit fini est inférieure à celle des consommations intermédiaires et que l’actuelle baisse de la production se traduit ainsi par un enrichissement !) et aussi nombre de malentendus : l’Occident a le sentiment d’être généreux en consentant des prêts à hauts risques, alors que les bénéficiaires se considèrent plutôt comme les clients de banquiers qui font rarement faillite ; les Européens de l’Est comprennent mal pourquoi avoir tant critiqué les obstacles mis par le pouvoir soviétique à l’émigration, si c’est pour se voir maintenant fermer les portes. On souhaiterait là-bas une procédure automatique d’adhésion à la Communauté et on se raidit devant les conditions du Fonds monétaire international (FMI) jugées humiliantes ; bref on voudrait, un peu naïvement, concilier les garanties sociales du système antérieur avec la facilité de vie occidentale.
La lenteur de la transition conduit à une conclusion prudente, après un dernier chapitre très théorique bourré de références et de considérations sur la « Filiation shumpétérienne de l’évolutionnisme » qui a paru rompre quelque peu le rythme. La vision la plus nette (et aussi la plus simple) de toute l’affaire est livrée in fine : « Au moins les pays de l’Est savent où ils veulent aller : là où nous sommes ! »
Ce petit livre dense, jamais ennuyeux, solidement documenté et argumenté, a le mérite de la modestie quant à l’avenir en reprenant à son compte cette citation : « Celui qui dirait aujourd’hui qu’il peut prévoir où nous en serons dans un an est un charlatan ». ♦