La machine de guerre économique
Le message est clair et vigoureusement exprimé : la France est mal armée pour la guerre économique, en raison essentiellement de deux erreurs d’appréciation. D’abord, une approche influencée par une « lecture militaire » des faits ; raisonnant sur la dichotomie traditionnelle guerre-paix, nous n’avons pas encore tout à fait compris que cette guerre devenait permanente, au rythme de la mondialisation du marché, et se livrait même entre alliés. Ensuite, une fascination vis-à-vis du modèle anglo-saxon, plus culturel encore qu’économique, fondé sur l’esprit d’entreprise et l’effort personnel, et qui conserve le prestige d’une réussite éclatante bien que largement périmé.
En ne retenant que ce schéma libéral et individualiste, nous faisons d’ailleurs abstraction des arrière-pensées commerciales présentes dans maints conflits où Londres et Washington furent parties et de la part prise par l’Intelligence Service et la Navy, main dans la main, dans la conquête britannique des sources de matières premières et des marchés. Les États-Unis utilisent, en partie contre l’Europe, leur capital en matière de management et de marketing, ainsi que la réputation de leurs cabinets de consultants. D’ores et déjà, l’activité de la CIA est redéployée, puisque 40 % de ses crédits sont désormais appliqués sur des objectifs de nature économique.
Les pays en pointe sont mobilisés en permanence au service d’une offensive économique persévérante et insidieuse ; leurs organismes publics et privés dirigent leurs actions dans le sens d’une stratégie nationale (ce qui n’a rien de « ringard », affirme l’auteur). Celui-ci donne en exemple la « machine de guerre » allemande, construite de longue date sur le principe de l’« unité stratégique des centres de décision », sur une véritable manœuvre du renseignement et sur l’« utilisation systématique des zones d’implantation des immigrés à l’étranger ». Ces derniers constituent autant de têtes de pont, animées par un corps consulaire actif et richement doté. Rodé dès avant 1914, le système prépare de nos jours l’assaut de l’Europe de l’Est avec l’aide du « réservoir de connaissances » provenant de la République démocratique d’Allemagne (RDA). Le Japon et les NPI (Nouveaux pays industrialisés) d’Extrême-Orient s’appuient dans leur progression tous azimuts sur une « armada informative » ; les objectifs sont communs et les succès collectifs ; l’État joue un « rôle moteur » dans la partie.
La France ne saurait donc rester un no man’s land ; assez d’actions en ordre dispersé, en pensant qu’il suffit de copier les cercles de qualité en oubliant le MITI [NDLR 2020 : ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie japonais], avec des partis politiques crispés sur leur idéologie, une diplomatie idéaliste et médiatique et des conseillers commerciaux fonctionnaires ! Nous devons cesser de perdre des occasions, de confondre information et espionnage, de nous mouvoir dans le court terme ; au contraire, étendre dans le domaine technique et économique ce que Pierre Joxe a découvert dans celui du renseignement militaire à l’issue de la guerre du Golfe. Dans une lutte quotidienne où tous les coups sont bons, où s’infiltrent les circuits mafieux, où il n’existe pas de traités arrêtant les conflits, le patriotisme économique est à mettre à l’ordre du jour, comme il l’est chez certains de nos partenaires, et l’État doit prendre ses responsabilités. Évitons aussi de trouver un prétexte à l’inaction dans la dilution de nos intérêts au sein d’une Europe qui ne marche pas toujours du même pas.
Encouragé par une préface limpide et concise de Jean-Louis Levet, Christian Harbulot nous invite à retrousser nos manches, en rappelant perfidement l’auteur de ce slogan mobilisateur qui ne connut guère de successeurs. Après un constat plutôt accablant en introduction, il termine selon la tradition sur une note d’espoir. Face à la « nécessité de combattre », faisons pour une fois preuve… d’intelligence, pour reprendre un terme fréquemment employé ici dans un sens en usage au bord de la Tamise.
Petit ouvrage facile à lire, documenté, convaincant, parfois un peu redondant (certains chapitres pourraient être fusionnés), qui nous fera monter le rouge aux joues, lorsque nous regagnerons notre Nissan après avoir remis notre Canon dans la poche de notre chemisette « made in Taïwan ». ♦