Raoul Dautry, le technocrate de la République
Après l’époque des pionniers, les frères Pereire, Talabot, Freycinet… l’histoire des chemins de fer français est dominée par deux grands noms : Raoul Dautry et son cadet Louis Armand. C’est au premier que Rémi Baudouï consacre une intéressante et instructive biographie.
Dautry ? ah oui, le premier patron de la SNCF ! Faux, archifaux, malgré la légende ! Certes, ce fils du peuple, orphelin à trois ans, polytechnicien à vingt, ne manquait pas de titres pour cela… et n’aurait pas dit non, mais le Front populaire n’allait tout de même pas confier son plus beau fleuron au conseiller de « Gastounet », inspirateur des décrets-lois Laval de 1935, homme de l’équipe Lyautey, proche de Tardieu, de Chiappe et même de La Rocque.
Le fait de ne pas avoir obtenu le fauteuil ne saurait éclipser les états de service du « Napoléon du rail ». À l’imitation d’un contemporain moqueur, on peut se livrer au jeu des analogies : Dautry à l’X, c’est Bonaparte à Brienne ; la guerre de 14 sur les lignes du Nord et le défi de la « voie des 100 jours » [NDLR 2020 : voie ferrée Feuquières-Ponthoile construite en 1918 en Picardie], c’est le siège de Toulon ; la direction du réseau de l’État, c’est le sommet, Austerlitz ; le ministère de l’Armement [ministre de septembre 1939 à juin 1940], c’est Borodino, les victoires à l’arraché ; le Commissariat à l’énergie atomique (CEA [il en fut administrateur général]), c’est la manœuvre en retraite, Leipzig. Heureusement, Lourmarin [Vaucluse] fut plus souriant que Sainte-Hélène ; son maire vieillissant s’y intéressa au dispensaire, comme le prisonnier de Longwood à son potager. Dautry ne fut pas que cheminot…
Ce parcours riche et varié justifie largement la lecture de l’ouvrage, qui comporte en même temps maints commentaires sur les années de l’entre-deux-guerres et de la reconstruction, vécues dans les allées du pouvoir. En outre, l’auteur fait ressortir plusieurs traits non évidents de la personnalité de son héros : le premier est l’omniprésence sur le terrain ; au propre et au figuré, Dautry va au charbon, multiplie les inspections inopinées, relève les incapables. Le déboulé à Châtelaudren évoque irrésistiblement de Lattre. Si le sous-lieutenant dreyfusard du 2e génie paraît marginal, le grand patron est un adepte des vertus militaires, applicables « au monde de Vulcain comme à celui de Mars » : sens de la hiérarchie, de la discipline et de la mission, souci de la logistique, exactitude (les « trotteuses » de la gare Saint-Lazare).
Le second trait, complémentaire du premier, est le goût du social et de son application concrète : l’urbanisme. Ce sont alors les projets teintés de paternalisme, la saga mi-prophétique, mi-naïve des cités-jardins de Tergnier et les rencontres avec « Corbu » [Le Corbusier] et Perret.
Reste la souplesse accompagnée à l’occasion de ruse, voire de comédie, qui permet de manœuvrer les syndicats et d’obtenir plus tard un modus vivendi avec le couple Joliot-Curie, mais qui se traduit aussi par un certain manque de caractère : on ménage la chèvre et le chou pendant l’Occupation, ne disant « ni oui, ni ya, ni yes » et reculant sans cesse le moment de prendre l’avion pour Londres.
L’hagiographie n’est plus de mode. Baudouï livre un récit objectif et ne fait preuve d’imagination que pour trouver des « mas » à Saint-Junien (ce qu’onc ne vit nul Limousin) et pour situer la vallée de l’Ain aux portes de Reims. Il ne tait pas les attaques cinglantes dont ce petit homme orgueilleux fut victime – car les ennemis ne lui manquèrent pas –, ni le ridicule esprit de système l’amenant à proposer à la Libération de noter le comportement des responsables de 0 à 20 !
Il était bon de faire revivre, pour un public qui l’a quelque peu oublié, ce modèle du « technocrate », soucieux d’efficacité, entouré d’une équipe solide, parfois maladroit auprès des gouvernants, mais demandant surtout qu’on le laisse créer, organiser et travailler, car pour lui « la technique est synonyme de morale, la politique d’amoralité ». ♦