La misère et la gloire – Histoire culturelle du monde russe de l’an mil à nos jours
Les Slaves sont, parmi les populations européennes, les plus tard venues. Alors que la plupart des ethnies composant l’Europe ont émergé vers -3000/2500, les Slaves n’ont fait leur apparition qu’à partir des IIe-IVe siècles de notre ère.
Tardivement christianisé, ayant subi l’attrait de Byzance dont il fut longtemps un satellite, promis au joug mongol durant trois siècles, le monde russe a conçu à son tour un rêve impérial, celui d’être la troisième Rome qui a perduré pendant plus de quatre siècles et dont l’effondrement s’est déroulé sous nos yeux en un temps record. Pour mieux comprendre le drame actuel que vit la Russie, il faut suivre pas à pas l’heureuse description d’André Ropert et particulièrement le chapitre III (la crise du XVIIe siècle), dont certains traits se retrouvent aujourd’hui. Lente a été l’européanisation des élites, alors que la dualité culturelle a subsisté fort longtemps. Les promesses de « l’âge d’argent », de la fin du XIXe siècle à 1914 lorsque la haute intelligentsia est devenue l’Europe, n’ont guère été tenues. À la révolution qui brisa les chaînes du despotisme, succéda très vite le déferlement des incultes. Le sacré fut détourné, une pseudo-culture majeure s’installa et s’empara des esprits, alors que le marxisme était de plus en plus falsifié. L’anéantissement de la culture paysanne, perpétré par Staline et l’extermination des « vieux bolcheviks » permirent au socialisme réel d’occuper toute la place.
En un sens, André Ropert reprend la plupart des thèmes développés par Hélène Carrère d’Encausse dans son ouvrage sur le malheur russe (Fayard, 1987) : hostilité de la nature et démesure de l’espace, opacité des confins orientaux, apathie et dégradation morale, alimentant tant le mysticisme et la spéculation métaphysique que la dissidence ou l’exil… Cette répétition des mêmes attitudes donne à l’histoire russe une continuité qui frise la monotonie : modèles de pouvoirs, systèmes d’administration, dogmatismes emprisonnant les activités de l’esprit, formes stéréotypées du langage travestissant le temps. Tel est l’immense enjeu de l’actuelle tentative de modernisation de l’espace russe, révolution lancée par Gorbatchev et qu’un Boris Eltsine continue et amplifie. Le destin d’une nation, la plus nombreuse de notre continent, est en jeu une nouvelle fois ; ce sera peut-être la dernière, d’où d’inévitables sentiments de craintes et d’espérance. En tout cas, conclut justement André Ropert, « dans le long terme, l’actuelle dislocation de l’union politique contrainte qu’était l’URSS ne peut signifier l’éclatement de l’espace culturel ». ♦