Le petit soldat de l’Empire
De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux indépendances de 1960, quinze ans d’Afrique vécus par un administrateur colonial successivement chef de subdivision et commandant de région au Cameroun, secrétaire général du territoire au Gabon, haut fonctionnaire à Brazzaville puis à Dakar, haut-commissaire enfin au Congo, voilà un beau parcours, et un beau sujet ! Cependant, un beau sujet ne fait pas un beau livre : il y faut le talent de l’écrivain, l’œil du poète, l’intelligence du politique, la légèreté de l’humoriste et le cœur de l’amoureux. Guy Georgy possède tout cela, d’où résulte un chef-d’œuvre, qui enchantera les anciens de la vieille Afrique comme les voyageurs du coin du feu.
Le livre ne cède jamais aux modes. Il peut aider dans leur mutation les quelques dinosaures qui errent encore dans les savanes desséchées de l’anticolonialisme. C’est en effet une dure leçon que donne l’ambassadeur Georgy. Il décrit les lourdes responsabilités que portent le Parti communiste, mais aussi les braves progressistes, dans l’évolution de nos colonies en marche vers l’indépendance ; les erreurs finales de l’administration, plus encline à lancer de grands travaux qu’à affiner les méthodes des paysans du cru ; l’appétit de pouvoir des élites africaines, responsables premiers, en 1960, de la balkanisation de nos deux fédérations.
La leçon n’est jamais austère, enrobée qu’elle est d’humour, de joie et de beauté. Vous goûterez la définition du boy, « cri que poussent les Européens à la colonie quand ils ont soif », ou celle qui, en pidgin english, fait du piano « une boîte à musique pour le Blanc, you knock teath for him, it sing songs ». Vous entendrez le chant des femmes éwondos : « Voici venir le chef, ô Blanc comme tu es joli ! » ; mais aussi les Kirdis pétomanes accueillant de leurs subtiles pétarades les dignes représentants de l’ONU. Vous affronterez les flèches, plus redoutables, des mêmes Kirdis réfugiés dans leurs hautes terres, ou la colère des cynocéphales conduisant leurs assauts comme le font les guerriers humains. À l’école des sorciers, vous ne distinguerez plus le vrai du faux et craindrez les hommes caïmans. Vous frémirez au spectacle dantesque d’une troupe de Pygmées grouillant dans les entrailles d’un éléphant éventré.
Extravagants sont les personnages. Blancs comme Noirs. Ainsi du député prince Douala Manga-Bell qui fit ses humanités à l’école des pages de la garde impériale ; de ce coupeur de bois, sergent d’infanterie coloniale démobilisé au Cameroun, qui prie à dîner l’administrateur et le reçoit en maillot de corps bordé de ganse rose ; du pilote d’avion qui, sans carte ni radio, frôle la cime des arbres gigantesques ; ou – retour à la politique – de Fulbert Youlou, croquignolet abbé que les émeutes de 1959 jettent aux genoux du haut-commissaire en lui baisant les mains.
Partout la tendresse, partout la nostalgie ! Au matin, la brousse méchante s’apaise, lorsque « les brumes s’accrochent aux branches ruisselantes de la forêt et que la fumée bleue des premiers feux s’exhale paresseusement du toit des cases alourdi d’humidité » ; mais ce n’est qu’une trêve et l’immense et terrible continent qui tourmente les hommes noirs a toujours le dernier mot. Au-dessus de la mission catholique de Sainte-Croix-des-Échires, abandonnée, se dressait « un grand Christ de bronze dont les bras, maintes fois foudroyés, s’étaient détachés du buste et pendaient en se balançant au gré du vent. Le corps ne tenait plus que par le clou des pieds et était incliné à quarante-cinq degrés sur l’horizon, le visage douloureux du crucifié semblant contempler la terre des Échires, comme une quinzième station de son supplice, sous le signe du désespoir suprême ». ♦