Afrique, bilan de la décolonisation
Le livre de Bernard Lugan consacré à l’Afrique noire revêt deux aspects. Le premier est celui d’un pamphlet dirigé contre les idéologies tiers-mondistes qui, fondées sur un complexe de culpabilité allant jusqu’au masochisme, ont confondu théorie et réalité, et contre la coopération qui, faisant suite à la brève période coloniale, « parenthèse de paix et de prospérité », connaît après trente ans de ruineux exercices un « échec évident ». Le ton sarcastique n’étonnera pas de la part de l’auteur, spécialiste en formules percutantes (qui imposeraient même la mise à jour du petit Robert : « ethnocider » page 198) : les « reptations sémantiques et les contorsions intellectuelles » des « charlatans du cœur » pour qui « il est plus facile de psalmodier l’acte d’accusation du monde industrialisé que de mettre l’Afrique au travail » équilibrent, au Nord, les agissements des « experts en mendicité internationale » qui, en l’absence de contrôle sérieux, détournent au Sud la plus grande partie de l’aide « au profit des nomenklaturas locales », tout en s’annexant sans vergogne Pythagore et Archimède (voir une citation réjouissante de Jeune Afrique page 251).
L’exemple le plus frappant est fourni par la situation actuelle du Liberia, pourtant « non pollué par l’homme blanc » et plongé dans une « orgie sanguinaire et cannibale », dont la description (le découpage en morceaux de Samuel Doe) n’est pas dans le style des philanthropes d’outre-Atlantique qui furent les pères fondateurs du pays. Nous avons cependant du mal à suivre l’auteur lorsqu’il admet que le grand public de chez nous, du fait du « matraquage médiatique », partage les idées à la René Dumont, car l’homme de la rue paraît depuis longtemps plus sensible aux sirènes du cartiérisme qu’aux exhortations vertueuses des gouvernements et des Églises.
Le second aspect, qui renforce considérablement le premier, est celui d’une thèse extrêmement documentée, appuyée sur une montagne de chiffres de la taille du Kilimandjaro. Certes, on fait dire tout et le reste aux statistiques, mais la démonstration semble bien apportée ici qu’au cours de « trente non glorieuses », l’Afrique, tout en se plaçant en position d’accusatrice, « a gâché avec une remarquable obstination » les atouts qu’elle détenait. Les utopies socialisantes ont, selon Lugan, « accéléré la catastrophe ». Elles ont ruiné Madagascar « malgré un héritage exceptionnel », la Tanzanie qui « a reculé d’un siècle bien qu’inondée de subventions », la Zambie « sauvée de la famine par une poignée de fermiers blancs »… Aucune fatalité pourtant n’a conduit à ce tableau terrifiant. Si d’aucuns présentent l’Afrique en « victime impuissante d’un ordre mondial pathologiquement acharné à sa perte », la comparaison avec l’Asie fourmille de contre-exemples accablants.
À cette situation apocalyptique, des causes internes : la démographie (seul indice à ne pas baisser), la corruption généralisée, les erreurs manifestes dans la conduite de la politique des matières premières, la nonchalance des natifs semblables à la « cigale de la fable », l’utilisation de la famine comme arme contre les zones rebelles… ; mais aussi une colossale erreur d’appréciation des Occidentaux qui considèrent les Africains comme des « Européens pauvres à la peau foncée » et s’entêtent à transposer leurs institutions libérales et démocratiques, quitte à pratiquer un véritable chantage. Or le continent est en réalité dominé par le système des ethnies. La suppression des lois d’apartheid et la libération de Mandela, qui est un chef de tribu, n’empêchent en rien les empoignades entre Xhosas et Zoulous et si les Tutsis et les Hutus appliquent la méthode Procuste depuis le XIIe siècle, les Belges n’y sont pour rien. Vouloir introduire ici notre principe du droit des peuples, ce serait « diviser l’Afrique en 1 500 États ». Les émeutes dues à la volonté de démocratisation ? Balivernes. Il ne s’agit que de l’accès au pouvoir pour les Fangs, les Batékés, les Baoulés, ou autres Bakongos !
Malgré une aide massive (le Mozambique en vit à 75 %), une dette colossale, l’« assurance tous risques » du Stabex (Fonds de stabilisation des recettes d'exportation sur les produits agricoles), le naufrage d’un continent qui aurait pu être le « grenier du monde » pose la question de « savoir si le coma est irréversible ou non ». Si quelque remède existe encore, ce ne peut être que dans deux voies : la dé-coopération permettant à l’Afrique de se débarrasser des « modes importées » et de se prendre en charge selon sa culture et ses traditions propres, ou… la re-colonisation. Après tout, à une époque où certains murmurent qu’une monarchie danubienne serait apte à fédérer la mosaïque d’Europe centrale et où l’héritier des Romanov est reçu en grande pompe à Saint-Pétersbourg, pourquoi ne pas imaginer la réapparition des cartes aux immenses zones roses représentant l’empire dans les salles de classe, tandis que des administrateurs en casque de liège prendraient le vapeur sur les quais de la Joliette ? Soyons sérieux, ce n’est pas le type de solution qu’envisage (et craint) Lugan, mais une intervention de type « universaliste et bonne conscience » qui ne ferait qu’accentuer les dégâts. Le choix est donc vite fait…
Ouvrage passionné, « engagé » dans un sens encore inhabituel, parfois lassant dans l’invective, tolérant à l’occasion quelques contradictions ou répétitions, mais à verser impérativement au dossier brûlant d’une faillite retentissante. ♦