L’armée. Enquête sur 300 000 soldats méconnus
Méconnu, dit le « Robert » : « qui n’est pas estimé à sa juste valeur » et le propos est éclairé par une citation lapidaire de Vigny : « L’armée a toujours été outre mesure décriée ou honorée ».
L’auteur se propose donc, au-delà des « a priori ravageurs ou romanesques », de remettre en place les idées du public sur les militaires de carrière, puisque c’est d’eux qu’il s’agit. Avec le concours du fameux Service d’informations et de relations publiques des armées (Sirpa), il a procédé essentiellement par interviews et couru ce faisant les risques d’exagération ou de grossissement inhérents au procédé : les seuls impératifs de service expliquent tout de même mal 17 déménagements en 20 ans (p. 115). De même, à côté d’extraits d’éditoriaux du Casoar, quelques citations outrées ou naïves proviennent de « tribunes libres » qui ne reflètent pas forcément le point de vue de la corporation. Au chapitre II enfin, le choix d’un titre accrocheur « le jeu des sept familles » conduit à accorder à certaines composantes (et au personnel féminin) une part dépassant nettement leur importance numérique, et à placer ainsi sur le même plan l’Armée de terre et le Service des essences. La règle « un cheval, une alouette » justifie pourtant le fait que le chef d’état-major soit rarement un « tringlot » [NDLR : soldat de l’arme du Train].
Sans se focaliser plus longtemps sur des détails de terminologie parfois surprenants, sans épiloguer sur la tendance de l’universitaire (avec la caution – il est vrai – du général Beaufre) à mesurer la valeur des hommes à la liste des diplômes, disons que le constat opéré dans les huit premiers chapitres (sur un total de douze) donne une vue impartiale de la profession. Pascal Boniface a su relativiser les choses et dégonfler quelques baudruches. Il est sans doute vrai que la « vocation » repose sur des bases fort différentes selon les individus. Et si on ne fait jamais fortune dans le métier des armes, le misérabilisme coutumier est à nuancer à la lecture assez savoureuse de la liste des indemnités (même si certains services de l’État peuvent sans aucun doute afficher un palmarès supérieur !). Le tableau des pages 213 et 214 montre que bien des contraintes sont actuellement compensées, jusqu’à cette récente prime « de dimanche » qui fera grincer la vieille garde.
Divers aspects de la société militaire paraissent traités avec mesure et sagesse : influence de l’origine, difficulté de concilier carrière et vie familiale, rivalité entre armées… On relève le même souci d’objectivité à propos de la mobilité « vibrionnaire » (qui n’est pas seulement due à l’esprit de système de l’administration centrale), aussi bien que du logement où, entre les victimes de l’insuffisance du parc de la « SNI » (Société nationale immobilière) et ceux de la promiscuité gendarmique, il y a plus de perdants que de gagnants.
Le militaire prend volontiers une mentalité d’écorché d’après l’auteur qui note avec esprit « la jouissance de se sentir incompris ». C’est que chat échaudé craint l’eau froide. Quelques-uns estimeront, se référant à des exemples cuisants, que telle phrase du général de Boissieu sur la presse, présentée ici (p. 282) comme une énormité, n’est pas si énorme que cela… En tout cas, rien à dire jusque-là : on finit même par se demander si les 300 000 ne sont pas un peu idéalisés.
Alors pourquoi, dans les derniers chapitres, rompre l’unité de l’ouvrage et ressortir Dreyfus ? Allons, l’acquittement de la gent militaire est probable, mais au prix d’une mousquetade inattendue qui n’est pas du tout du même ton que l’ensemble du livre : p. 272. « si l’armée n’embraye pas aujourd’hui sur un discours simpliste appelant à voir des islamistes fanatiques derrière tous les musulmans, elle pourra facilement se réconcilier avec l’ensemble de la communauté nationale » ; p. 306, « … à moins qu’on réduise l’armée aux unités de combat ou aux jeunes élèves officiers de Saint-Cyr ; ces deux pôles représentent effectivement l’ancrage privilégié de l’extrême droite au sein de l’armée » ; p. 316, « le premier pas pour l’armée consiste à comprendre qu’elle est au service de la nation, et non l’inverse ».
Certains ne pourront s’empêcher de rappeler que l’armée française, sauf à remonter aux croisades, fut l’une des premières institutions françaises à étudier et à respecter l’islam ; que si on enlève à une armée les unités de combat, c’est comme si on enlevait les trains à la SNCF ; que le troisième axiome enfin n’est pas une révélation pour ceux qui portent l’uniforme.
En définitive, malgré trois phrases assassines, tous ces Dupont et Durand, même s’il subsiste parmi eux quelques particules faute de concurrence, ressemblent furieusement à leurs compatriotes. ♦