L’honneur de commander
Ce ne sont pas des « Mémoires » que le général Callet a rédigées. Le lecteur y apprend au passage, comme fortuitement, que l’auteur est devenu grand-père ou a accédé aux étoiles. La vie familiale est occultée. La Seconde Guerre mondiale tient en quelques lignes. On ne peut vraiment pas dire que, pour faire partie d’une génération d’officiers dont le parcours se déroula presque entièrement sous les orages, l’intéressé « raconte ses campagnes ». Quant aux véritables déceptions qu’engendre toute carrière, elles sont évoquées avec une résignation souriante ; les contemporains ne trouveront pas ici motif à jubilation, au récit des insuffisances de chefs incapables ou des turpitudes de camarades déloyaux.
Il y a là un évident parti pris de modestie, à coup sûr naturelle, consistant à n’extraire de ses propres souvenirs que quelques « éclairages » et à faire appel à d’autres, jugés plus prestigieux, pour puiser auprès d’eux exemple humain et enseignements professionnels. Cette discrétion voulue domine un ouvrage pédagogique destiné aux cadres tant civils que militaires, ainsi que le remarque Serge Dassault dans la préface. Sous des titres d’allure réglementaire : « Échelon de contact », « Échelon de combat », « Haut commandement », chacune des trois parties comporte donc la relation d’épisodes personnels significatifs (dont le plus extraordinaire est, le 24 août 1944, le largage sur la préfecture de police du fameux message de la 2e Division blindée (DB) : « Tenez bon, nous arrivons ! ») et de retours en arrière permettant d’évoquer l’apport de chefs rayonnants : Monclar, dont les subordonnés allaient tout naturellement « la tête haute, le regard droit » ; Leclerc, qui « acceptait et respectait la personnalité de chacun » ; Foch enfin, qui a « toujours donné au facteur humain la place qui lui revenait ».
Pour autant, l’art de se faire adopter et aimer n’est pour le chef qu’un des facteurs de la réussite. Pour vaincre le moment venu – ce qui est après tout le but poursuivi, au moins chez les militaires ! –, il convient de connaître et d’appliquer d’immuables principes, et aussi de beaucoup travailler, car le succès ne s’improvise pas. Le jeune Callet, légionnaire, aviateur, décoré, esprit indépendant et cultivé, se retrouve en 1945… sur les bancs de l’école, bardé a priori d’un mépris de fer pour l’état-major et ses gratte-papier prétentieux. Par une ironie du sort, aucune étape de l’enseignement militaire supérieur ne lui fut épargnée par la suite, jusqu’à ce qu’il en devint le patron. Mais il s’était en cours de route bien vite rallié aux vertus de la « méthode de raisonnement » et du travail en comité. Preuve supplémentaire de modestie, le général décrit presque naïvement l’itinéraire initiatique suivi derrière l’imposante façade de Gabriel. Callet ne réécrit pas, comme beaucoup, l’histoire après coup ; il s’exprime avec la franchise du capitaine de 30 ans avouant sa réticence, puis confessant son adhésion : « J’avais révisé des jugements hâtifs et partiels ». Il a d’ailleurs l’âme d’un professeur : il faut avoir la foi pour affirmer qu’« en fin de journée, les critiques d’exercices étaient fort appréciées » et on peut le soupçonner de ne pas être étranger, lors de la sortie de sa session de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN), à « l’idée de procéder à un dernier examen de situation ».
Ainsi, « homme d’action et homme de réflexion », comme l’écrit en avant-propos le général de La Motte, l’auteur a étudié la guerre nucléaire en « amphi », mais il a aussi chassé le « viet » le long du Mékong avec un rafiot de la Royale en guise de base de feu, et traqué le « fell » dans les solitudes désertiques de l’Erg occidental à l’aide d’un mélange bizarre mais efficace de méharis et d’hélicoptères. Une fois la synthèse effectuée, il livre, non les éléments d’une « doctrine » (il s’en défend), mais les conclusions d’une longue méditation.
Il analyse les qualités physiques, morales, sociales, intellectuelles, peu communes, du chef idéal. Comme on le dit ironiquement : « Mieux vaut être jeune, beau, riche, intelligent que… ». Mais à côté des dons naturels, il y a l’indispensable effort, la conviction que rien n’est négligeable, le sentiment que le commandement, loin d’être une propriété, est accordé par délégation du pays. Cultivant le vague regret de « ne pas être mort quand j’étais capitaine », avec l’élévation de Psichari plus qu’avec l’arrogance de Lasalle, convaincu à juste titre que « les plus belles citations sont celles que décernent ceux que vous avez commandés », le général Callet envoie à ses successeurs un message classique, voire conformiste, mais appuyé sur une expérience riche et variée, et empreinte à la fois d’une honnêteté absolue et d’une hauteur de vues exceptionnelle. ♦