Sud lointain. Tome 1 : Le courrier de Saïgon. Tome 2 : La rivière des parfums
Les fidèles lecteurs d’Erwan Bergot ont du pain sur la planche. Après tant de relations guerrières, l’auteur donne dans la « saga ». Le récit couvre plus d’un demi-siècle d’Indochine française, jusqu’au départ définitif de la blanche Marseillaise, profitant de la marée pour sortir de la rivière de Saïgon et emmener à son bord un petit sac de terre entre les mains d’un personnage qui n’a plus que ses souvenirs et ses larmes.
Bergot fait tout d’abord œuvre d’historien. Il rappelle que l’insécurité a régné de façon endémique sur le territoire. Le Japon eut de longue date une influence certaine sur l’opposition au colonisateur, avant d’agir directement par des pressions de plus en plus brutales et finalement par les atrocités sans nom de la Kempeïtaï [NDLR 2020 : Gendarmerie japonaise chargée du maintien de l’ordre dans les territoires occupés] lors du coup de force du 9 mars 1945, à propos duquel de bien graves hypothèses sont formulées. Les manœuvres tortueuses des sectes furent à l’origine de complications et de violences supplémentaires. Nous suivons également l’évolution d’une société blanche coupée de la métropole pendant la dernière guerre, l’engourdissement de certains cadres, le déchirement des familles, les états d’âme des métis ; puis, entre les sinuosités de la politique Decoux et la rudesse de Thierry d’Argenlieu, l’amertume de ceux qui avaient été « battus, humiliés, affamés, simplement parce qu’ils étaient de loyaux serviteurs de la France » et qui se voyaient désormais appelés à rendre des comptes ; enfin la tristesse du décrochage, la concentration des réfugiés du Nord « faméliques, hagards, croupissant dans la misère la plus noire », tandis que s’amorçait la relève par les Américains.
En même temps, le livre présente une valeur documentaire de premier plan, au moins sur la Cochinchine, car le Tonkin « froid, lugubre, austère » apparaît moins. À côté de l’anecdote (l’amusante légende du tigre ou l’invention du cyclopousse) bravo pour la « cérémonie du sacrifice », l’ambiance de Cholon ou la plongée dans le « Grand monde » ; autant de descriptions remarquables de vie et de précision.
La saga a ses règles, ses contraintes de construction et ici Erwan Bergot fait preuve de beaucoup de « métier ». Après le cadre, il faut des personnages clés, à suivre à travers le temps dans leurs aventures et leurs passions. Ils sont quatre au départ sur le quai de Juliette. Francis Mareuil, héros central, est d’Artagnan. Il en a l’audace, la droiture et, entre deux périodes de gloire… la guigne persistante. Saint-Réaux possède la morgue et le panache d’Athos. Kervizic est un ours au grand cœur, breton et mal léché, qui s’apparente à Porthos. Tonnerre est plus loin d’Aramis. Il fait le quatrième, pour ne pas dire le mort.
Les personnages féminins sont de leur côté moins « achevés ». On chercherait en vain Scarlett O’Hara. Un bon point toutefois pour Catherine et ces gourgandines héroïques de Kim-Anne et de Lee-Aurore. Les autres sont un peu fades. Habitué des « troupes de choc », l’auteur est moins à l’aise pour manier le beau sexe, symbolisé trop souvent par une « amazone fine et gracieuse, moulée dans un fourreau, etc. ». Les éventuels amateurs d’« érotisme torride » en sont d’ailleurs pour leurs frais : un abandon nocturne sur le sable du cap Saint-Jacques, un égarement passager et interallié suivi de remords exagérés, la pudique nuit de noces de la douce Phuoc… même une ligue de vertu n’y trouverait rien à redire.
Et vogue la galère, ou plutôt le sampan, d’année en année. On voit passer Sarraut, Malraux, Catroux et aussi l’oncle Ho, Bao, Pham, Ngô et les autres, sans oublier le douteux Graham Greene.
Quelques ficelles sont apparentes. On relèvera ainsi par endroits un manque de naturel des dialogues, dans la mesure où ceux-ci sont utilisés pour dépeindre une situation ou rappeler les événements à destination du lecteur plus qu’à celle des partenaires de la conversation. « Apprenez à respecter sans les moquer leurs croyances, à tolérer sans les combattre leurs coutumes millénaires… » relève du style écrit. Kervizic s’en rend compte : « Excusez ce cours magistral, Francis ». Et est-il crédible de préciser à son interlocuteur en 1938 que la guerre d’Espagne est une guerre civile ? On se permettra une autre critique de détail, portant sur l’invraisemblance de certaines situations, en particulier ces rencontres au fond de la jungle où se croisent tous les protagonistes, ce revolver du capitaine Gerthellier qui ressort périodiquement et surtout ce duel aéroterrestre entre Cyril et Minh qui franchit les limites du romanesque.
Pour tenter d’être complet, si tout lecteur normalement constitué ne peut qu’être touché par le calvaire de Saint-Réaux, les souvenirs de l’« Arche » et les conclusions, très émouvantes, des deux volumes, il dénichera parfois une tendance au mélo (la discussion de Matthieu avec son père), il s’agacera devant « l’infinie platitude des rizières inondées » et il découvrira qu’à 378 pages de distance, la « trompe enrouée » n’a fait que passer des « petits appels rauques » de Marseille aux « petits coups rageurs » du pont de Binh Loï.
Mais il faudra bien que le même lecteur avoue le plaisir qu’il a ressenti à parcourir ces pages, à voyager dans un passé occulté par Diên Bien Phu, Apocalypse now et les boat people. Et il s’écriera, en toute sincérité : « C’est souhaiter ong Erwan vendre beaucoup de gros bouquins et avoir grand succès et longue vie ». ♦