La prison nomade
« Un livre ne me retenait que le temps qu’il fallait à mon imagination pour s’envoler », confie le narrateur : son lecteur ne peut céder à la même frivolité. Non en raison de l’intrigue car elle n’existe pas et si l’éditeur mentionne sur la couverture, au demeurant fort belle, qu’il s’agit d’un roman, sans doute est-ce pour nous avertir que l’imagination y a sa part. En fait nous abordons et goûtons ce livre comme une chronique minutieuse. N’est-il pas le récit d’un jeune marin breton, Joachim, dont le trois-mâts s’échoua en 1855 sur la côte africaine, apparemment à hauteur du tropique du Cancer, et qui devint prisonnier des Maures en compagnie de Tiberge, son lieutenant ? Voici donc une histoire quotidienne, sans autre fil que la géographie animée par les transhumances saisonnières et dont on ne peut soupçonner la fin.
Tout d’abord bergers des troupeaux de chameaux de la tribu des Ahel Youcef, nos marins verront leur condition s’aggraver lorsqu’ils passent aux mains des Ouled Delim, puisqu’ils en sont les esclaves avant d’être finalement vendus aux Réguibat qui monnaieront leur libération au Maroc. Leur aventure se déroule donc aux lisières des tribus Bidhanes, ce qui permet à l’auteur d’analyser avec beaucoup de finesse les rapports humains dans une société fortement cloisonnée entre le guerrier, souvent maniaque du fusil comme chez les Hassan, le pasteur et l’esclave noir agriculteur au ksar. Les détenus de cette « prison nomade » apprendront à reconnaître, admettre, voire subir, cette hiérarchie non soumise à la compétition.
Au fil des jours, leur personnalité se transformera. Joachim, qui manifestera une constance d’âme remarquable, fait l’expérience de la difficulté à communiquer, il éprouve la nécessité de mesurer le temps, tâche à laquelle il met un acharnement salvateur, il comprend que l’esclave, sujet de mépris, est lié à son maître par une étrange connivence. Il nous enseigne qu’en de telles circonstances, seul qui sait voir peut survivre. Au contraire, Tiberge accepte sa servitude comme une expiation. Esprit éclairé, aimant les digressions comparatives, il sombrera finalement dans l’infortune pour avoir tendu à l’extrême une recherche qu’il ne pouvait mener à bien. Son vagabondage intellectuel contraste avec la fidélité de Joachim à son calendrier chrétien et sa contrée natale.
La finesse des notations psychologiques égale la précision des descriptions locales à l’instar d’un Eugène Fromentin. L’auteur fait montre d’une connaissance étonnante de la région, de sa flore, des us et coutumes bidhanes, de leurs rituels domestiques comme de ces chameaux qui fournissent tout à la fois le lait, la viande et la cavalerie. Cette « prison nomade » sera peut-être une évasion pour certains lecteurs ; par sa densité et son exactitude ce récit est un régal pour tous ceux qui ont approché, parcouru, cette Mauritanie encore bien secrète. Le style de Claude Le Borgne excelle par sa minutie et l’allure qu’il imprime à son écriture reflète la durée de ces pérégrinations sahariennes. La sensualité y a sa part, non pour convenir à nos mentalités modernes, mais parce qu’elle émane du sable, de la couleur zinzoline des roches, de la lumière et des femmes de cette région.
Ce livre est moins un divertissement qu’un voyage (oserai-je dire un reportage ?) dans une contrée où l’on juge que « les événements anciens sont plus plaisants et plus utiles aux vivants sous les travestissements de la tradition que dans la nudité indubitable de notre science historique ». Les liens qui se nouent et se défont entre les prisonniers et leurs maîtres du moment, le heurt inévitable des volontés, le secret des intentions de chacun, conduisent à se poser cette question : qui peut répondre des hommes ? ♦