Les folies Kœnigsmark
Présenter Les folies Kœnigsmark (Prix Goncourt du récit historique) est une tâche difficile et peut-être vaine. Il suffirait de dire : lisez-le ! C’est que l’Europe, de 1620 (entrée en scène de la famille) à 1750 (mort du Maréchal de Saxe), foisonne. Batailles, sacs et carnages, alliances et retournements des princes, intrigues cruelles des dames, guerre en dentelles, cette complexité rebuterait si l’auteur ne l’avait subvertie, faisant des emmêlements incertains de l’histoire l’un des matériaux de notre plaisir. Le critique se heurte à un second obstacle : le livre est si joliment écrit, si savoureuse est la langue, au goût du temps mais émaillée de-ci de-là d’un modernisme bien placé, que l’on voudrait s’en tenir à citer des passages. Mais lesquels ? Lisez donc !
« Longtemps, cette famille est invisible… Pour que (les Kœnigsmark) jaillissent de leur tanière, il faudra d’abord que l’Europe explose ». C’est ce qu’elle fait dans la guerre de Trente Ans. « En ce début du XVIIIe siècle, l’Allemagne est un casse-tête… Mille princes, princes-évêques, villes libres, grouillent sur le grand corps disloqué… La passion religieuse est au comble. On s’étranglerait pour une eucharistie ». Et voici le premier Kœnigsmark, sorti de son modeste château du Brandebourg pour servir le roi de Suède : « Le jeune Hans-Christophe resplendit. À la tête d’une armée qu’il a levée lui-même, il va comme le malheur ». De l’un des trois fils de ce Hans-Christophe naîtra Aurore, séduisante à souhait mais point aussi douce que son nom et sa légende ; avec Frédéric-Auguste de Saxe, Aurore « fabriquera » Maurice, bébé bâtard et futur Maréchal des Camps et des Armées du Roi de France. C’est lui (et sa mère Aurore) que l’on va surtout raconter.
Maurice fait en 1710 ses premières armes, contre la France sous le prince Eugène (on change alors de prince plus souvent que de chemise). C’est en Flandre aussi qu’il a, avec l’humble Rosette, ses premières amours ; il y en aura d’innombrables. Il se bat un temps pour son père, devenu roi de Pologne, contre Charles XII de Suède et il fait merveille. Mais c’est au service de la France qu’il s’illustrera, dans le sanglant désordre des guerres de Succession, de Pologne (1733-1738) et d’Autriche (1740-1748).
Ne craignez pas que Gilles Lapouge vous assomme de récits guerriers : « Toute l’Europe marche au canon et nous voici embarrassés. Le regrettable dans la guerre, c’est que les généraux donnent tout le temps des batailles, et une bataille, déjà désagréable aux soldats qui la livrent, est un vrai pensum à ceux qui en lisent la relation ». On en dira pourtant assez pour célébrer celui qui fut, avant Napoléon et avec Frédéric II, le meilleur chef de guerre du siècle. On traite respectueusement la bataille de Fontenoy, « l’une des ultimes cérémonies sépulcrales des déclinantes monarchies ». Mais « comment connaître une bataille ? » ; l’auteur ne prétend pas trancher la querelle fameuse du « Tirez les premiers ! », ni décider si c’est à Louis XV que va le mérite, ou bien au maréchal hydropique qui se fait promener sur le champ de bataille dans une carriole d’osier, « nourrisson monstrueux emmailloté dans ses superpampers ». Quoi qu’il en soit, la victoire est bien là, suivie de quelques autres qui aboutiront au malheureux traité d’Aix-la-Chapelle (« bête comme la paix », dira-t-on à l’époque).
« Comment connaître une bataille ? », disait l’auteur ; comment connaître le Maréchal de Saxe ? Chef de guerre prodigieux et pourtant dilettante, amoureux inconstant (de cette inconstance résultera George Sand, dont il est l’arrière-grand-père), Maurice est encore rêveur et comédien. En treize nuits d’insomnie dolente il écrira ses Rêveries, titre bizarre pour un traité de stratégie, mais dont on s’explique fort bien : « La guerre est une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne marche point d’un pas assuré ». Il passera sa vie à poursuivre des trônes éphémères ou chimériques, Courlande, Antilles, Madagascar… ou Corse. Il finira à Chambord que lui aura donné le roi et où il jouera sa dernière comédie, s’acharnant « à faire semblant d’être heureux, semblant d’être vivant ». Il entretient dans son minuscule royaume le Saxe-Volontaires, régiment incroyable où l’on voit quelques mahométans, et mourra au milieu de ses soldats, « seuls compagnons de cette âme obscure ». ♦