Le monde en face : entretien avec Maurice Delarue
Dans le milieu politique français, M. Couve de Murville est un personnage à part. C’est peu dire qu’il est inclassable. Ceux qui le connaissent savent à quel point il est différent de l’image qu’il offre au-dehors, et que peut-être il aime donner de lui-même. Cultivant avec soin les usages et les traditions, il fut, pendant une grande partie de sa carrière, opposé aux idées reçues et aux directions officielles de la politique française. Attaché à une conception classique des relations internationales, il fut parmi nos hommes politiques, l’un des partisans les plus déterminés de la décolonisation, et, quelque temps, il fut même le seul, ou à peu près, parmi les ministres en exercice. Héritier accompli de la culture occidentale, il voulut, aux côtés du général de Gaulle, changer radicalement la politique que les États occidentaux et la France elle-même menaient avant 1958 à l’égard des pays communistes. Cultivant la modération dans le ton et dans l’expression, il sut être le défenseur le plus intransigeant et le plus farouche de positions qui faisaient souvent de lui un solitaire dans le concert européen et atlantique, par exemple quand il s’agissait de défendre l’indépendance nationale. Répondant par tant de traits aux clichés qui caractérisent un conservateur, il est un libéral dans tous les sens du terme. Bref, c’est un non-conformiste.
Ceux qui le savent ne seront donc pas surpris par le contenu des entretiens qu’il a accordés à Maurice Delarue et qui font la matière du livre qu’il a intitulé Le monde en face. On ne saurait le résumer puisqu’il y aborde tous les problèmes de notre temps : la construction de l’Europe et le destin de l’Allemagne, les relations stratégiques entre l’Est et l’Ouest et la défense des pays occidentaux, l’évolution des pays communistes et l’avenir des États-Unis et, naturellement, par-dessus tout, les intérêts de la France. Mais, là encore, les idées reçues sont l’objet d’une contestation froide et sans complexe. Sur les affaires allemandes, par exemple, M. Couve de Murville expose sans détour que l’alignement exclusif et systématique de la République fédérale (RFA) sur la politique américaine et sur le bloc atlantique en général ne lui donnait aucune politique étrangère effective et ne promettait aucun avenir à ce qu’elle pouvait souhaiter concernant l’autre Allemagne : il explique donc et approuve sans réserve l’analyse qui est à l’origine de l’Ostpolitik du chancelier Brandt. Allant au-devant des événements qui allaient suivre, il pronostique les développements futurs de cette politique au fur et à mesure des craquements du camp communiste et suggère que « dans une perspective à long terme, mettons un quart de siècle, l’avenir des Allemands serait une Europe dont le centre d’intérêt se situerait de lui-même au centre géographique du continent, c’est-à-dire à Berlin ». Saisissant, à cet égard, est le rapprochement qu’il faut faire ici entre l’Ostpolitik de Willy Brandt et l’analyse que faisait le général de Gaulle des chances d’une émancipation de l’Europe et du rapprochement de ses deux moitiés par la pratique systématique du dialogue, des échanges et des coopérations pratiques, comme instrument des changements futurs et comme cadre préalable à la réunion éventuelle des deux Allemagne, une politique qu’il exposa dès septembre 1958 au chancelier Adenauer.
S’il était un homme convaincu que des changements immenses allaient inévitablement modifier la répartition des forces et des camps dans le monde telle qu’elle résultait de l’après-guerre, c’était bien M. Couve de Murville. Mais ce n’est pas à l’Europe qu’il a limité ici son diagnostic, et il faut lire les aperçus audacieux qu’il suggère quant à l’évolution des États-Unis, marquée par les nouveaux flux d’immigration, ou de la Russie aux prises avec un nouveau type de décolonisation. Nul ne sera surpris en tout cas qu’au milieu de tant de changements il s’en tienne, pour son compte, à un point fixe : que la France garde toute sa liberté d’action, qu’elle agisse avec les autres pays d’Europe autant que ce sera possible, mais qu’elle puisse agir seule, si c’est nécessaire. ♦