Making and Marketing Arms. The French Experience and its Implications for the International System
Comme il arrive assez souvent, c’est auprès de chercheurs étrangers, notamment américains, que l’on trouve les meilleures informations sur la France. Tel est le cas avec Edward A. Kolodziej, professeur de sciences politiques à l’université de l’Illinois, qui nous livre une véritable somme sur la fabrication (making) et la commercialisation (marketing) des armements par notre pays. Il faut espérer que son œuvre, éditée aux États-Unis à la fin de 1987, sera bientôt traduite en français.
Ce gros ouvrage de plus de 500 pages serrées est le fruit d’un travail opiniâtre de plusieurs années. Avec la persévérance d’une fourmi, l’auteur est parvenu à assimiler toutes les données disponibles en France comme à l’étranger et il a pu consulter un très grand nombre de spécialistes dont il donne un aperçu dans ses « remerciements ». Par l’abondance et la qualité de ses informations, par la rigueur de ses analyses et la clarté de sa présentation, l’étude du professeur Kolodziej est, de loin, la meilleure jamais écrite sur l’armement en France. (Il est vrai que, si l’on fait exception du récent manuel, déjà classique, du professeur Pierre Dussauge, il existe bien peu de choses dans les bibliothèques, même spécialisées, sur ce sujet).
L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première est historique. Elle analyse, depuis les origines de la royauté, l’évolution de la fonction armement, mais c’est évidemment la Ve République qui retient le plus l’attention de l’auteur. La deuxième partie tend à mesurer l’importance de l’industrie d’armement sur l’ensemble de l’économie. La troisième partie décrit l’organisation et le fonctionnement du complexe militaro-industriel. La quatrième partie analyse les ventes d’armements en tant que moyen et but de la politique étrangère. Une cinquième partie, mais qui n’est qu’un chapitre final, résume l’essentiel des conclusions.
On le voit, le champ de la recherche est vaste : il est à la fois historique, économique, diplomatique et, finalement, politique.
L’existence en France d’une puissante industrie d’armement est un phénomène naturel mais aussi paradoxal. Naturel car notre pays a façonné son histoire par le fer et le feu et n’a conquis sa souveraineté, depuis Philippe le Bel, qu’avec ses propres armes. L’avènement du nucléaire n’est pas, en soi, exceptionnel ; c’est la simple continuation d’une longue tradition d’indépendance nationale. Mais n’est-il pas aussi paradoxal pour un pays qui n’est entré que très tardivement dans la révolution industrielle et qui parvient difficilement à tenir sa place parmi les grandes nations industrielles d’être aujourd’hui le troisième exportateur mondial d’armements, distancé seulement par les États-Unis d’Amérique et l’URSS ?
Kolodziej démonte avec une précision d’horloger les fondements rationnels de la stratégie de « grandeur » suivie depuis trente ans. Alors que la IIIe République avait sombré dans les contradictions et que la IVe s’était abîmée dans l’impuissance, la Ve République, inspirée par son fondateur, a su manier, en une même politique, les impératifs de sécurité et les ambitions des développements scientifiques et économiques. Tous les successeurs de De Gaulle l’ont, en cela, suivi fidèlement.
Si Kolodziej ne cache pas son admiration pour les réussites françaises, il ne ménage pas non plus ses critiques. Il déplore le fonctionnement secret du « complexe militaro-industrialo-techno-scientifique » dont il fait, au demeurant, une excellente analyse. Il le juge peu compatible avec le jeu démocratique. Mais de quel jeu démocratique s’agit-il ? L’auteur juge implicitement à l’aune de l’éthique en usage dans son pays. Ignorerait-il que la démocratie en Amérique n’est pas la démocratie en France ? La bonne explication ne serait-elle pas plutôt que notre Parlement ne dispose pas des mêmes pouvoirs que le Congrès et… qu’il n’est peut-être pas toujours spontanément très curieux ? Ce qui est reproché à notre complexe militaro-industriel pourrait tout aussi bien se retrouver si l’on faisait l’analyse des nombreux autres complexes techno-industrialo-administratifs français.
La principale critique concerne – d’où le sous-titre du livre – les « implications » de la politique française sur le « système international ». Kolodziej dénonce la contradiction qui existerait entre les aspects positifs de cette politique sur le plan national et ses effets désastreux sur le plan international. La France serait un modèle et un mauvais exemple pour d’autres puissances moyennes. Elle entretiendrait, voire favoriserait, les conflits régionaux et deviendrait ainsi, un perturbateur belligène.
Ces reproches paraissent excessifs. Comment et au nom de quoi empêcher que d’autres pays se dotent d’une industrie d’armement nationale ? Y a-t-il le moindre consensus chez les deux supergrands pour ralentir leurs livraisons d’armes au reste du monde ? À quoi cela servirait-il que la France seule abandonnât le commerce des armes ? Il faut, au demeurant, toujours garder à l’esprit le sens des proportions : les ventes françaises, qui d’ailleurs diminuent depuis quelque temps, ne représentent que 11 % du marché mondial, tandis que les livraisons des deux Grands en constituent à elles seules, les deux tiers. Par ailleurs, tirer argument du fait que les armes françaises ont pu se trouver en même temps chez deux belligérants pour en conclure que la France entretient, voire provoque les conflits régionaux, c’est confondre la cause et les moyens. Les guerres contemporaines ont d’autres origines que les sorties d’armes de l’Hexagone. ♦