Exposé du Chef d’état-major des armées, le 15 mars 1976 aux auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et du Centre des hautes études de l’armement (Chear).
Une armée pour quoi faire et comment ?
Messieurs,
Il est de tradition et je m’en réjouis que le Chef d’État-Major des Armées vienne, chaque année, au cours de l’une de vos sessions faire un exposé sur la politique militaire de notre pays.
J’ai suggéré que, cette année, cet exposé s’adresse en même temps aux auditeurs du C.H.E.Ar., non pas tellement parce que cela m’évitait de faire deux conférences successives, mais parce qu’il m’a semblé que les nuances ou les points particuliers que je pourrais être appelé à apporter ou à développer dans chacune d’entre elles, en fonction de la nature de chacun des auditoires, pouvaient aussi fort bien intéresser l’autre dans la mesure où leurs préoccupations, bien que de nature différente, concourent au même objectif et doivent, me semble-t-il, faire l’objet d’un dialogue constant.
J’ai suggéré aussi comme l’avait fait d’ailleurs l’année dernière mon prédécesseur, le général Maurin, que cet exposé revête la forme de réponses apportées à des questions que vous m’auriez préalablement posées.
Je dois dire que vous avez réagi à cette suggestion presque au-delà de mon attente puisque j’ai reçu de votre part un lot imposant de soixante-quatorze questions, dont cinquante-sept émanent de l’Institut et dix-sept du Centre des Hautes Études de l’Armement.
J’ai étudié ces questions avec un très vif intérêt car je les ai trouvées à la fois variées, pertinentes et constructives.
Variées, car tous les aspects de notre défense y ont été abordés, ce qui m’a amené d’ailleurs à opérer une certaine sélection et à répondre de préférence à celles qui ressortissent plus précisément à ma fonction.
Pertinentes, car je me suis aperçu à leur lecture qu’elles correspondaient pour beaucoup d’entre elles aux interrogations que mes responsabilités actuelles m’amènent souvent à me poser moi-même et à faire poser autour de moi.
Constructives enfin, car leur formulation même, souvent très détaillée et très argumentée, contenait déjà, sinon une réponse du moins une orientation de réponse.
Bien entendu, il m’a fallu opérer des regroupements car la matinée n’aurait pas suffi à traiter séparément chacune d’entre elles. J’ai donc concentré vos 74 problèmes en quatre grands thèmes que j’ai, à mon tour, présentés sous forme de questions :
- une armée pourquoi faire et comment ?
- une armée avec quelles forces ?
- une armée avec quelles finances ?
- une armée avec quel moral ?
J’espère qu’à travers ce découpage vous pourrez retrouver réponse aux principales questions à la formulation desquelles vous avez individuellement participé.
Première question donc :
Une armée pourquoi faire et comment ?
Vous voyez tout de suite que cette première question pose le problème du concept, ou, si vous préférez, du rôle de nos armées.
Il n’y a pas si longtemps encore, certains bons esprits se plaisaient à dire que par suite du phénomène de blocage nucléaire, de la politique de coexistence pacifique, puis de celle de la détente, c’était sans doute sur les affrontements économiques que devaient se concentrer les efforts des nations beaucoup plus que sur la mise sur pied d’armées fortes et nombreuses.
Certes les affrontements économiques existent et se développent. Mais, dans le même temps, nous voyons se développer autour de nous des instabilités politiques sans cesse plus accusées aussi bien dans les nations déjà majeures que dans les innombrables États parvenus à l’indépendance dans un passé beaucoup plus récent.
Dans le même temps, nous assistons à un phénomène général de surarmement qui touche aussi bien les super-puissances, capables à la fois de renforcer leurs propres armes et d’en livrer aux autres, que les plus petits pays qui mettent sur pied des armées de prestige parfois disproportionnées avec leurs besoins réels.
Dans le même temps enfin, nous pouvons constater un peu partout la prolifération de conflits mineurs ou marginaux dont la brutalité devient sans cesse plus grande et qui ne s’estompent parfois que pour laisser subsister une ambiance de crise permanente.
Force nous est donc bien de reconnaître, et je ne pense pas avoir besoin de vous en convaincre, que malgré tous les désirs et toutes les espérances, nous vivons dans un monde incertain, violent et dangereux.
Personnellement, de cette très brève analyse, je tire trois conséquences :
— la première est que dans ce monde il ne suffit pas pour un pays de disposer d’une économie forte, d’avoir des institutions stables, d’entretenir une doctrine politique vigoureuse, d’avoir accumulé une culture rayonnante, il lui faut aussi disposer de forces armées qui le situent à son rang dans le concert des nations. L’existence même de ces forces constitue une condition indispensable à l’efficacité des actions susceptibles d’être menées par d’autres moyens dans le cadre d’une stratégie qui ne peut être désormais que globale ;
— la seconde conséquence est que la recherche de la détente est un impératif qui devrait s’imposer à tous, mais qu’il serait au plus haut point dangereux de rechercher cette détente sans disposer des moyens d’assurer sa propre sécurité ;
— la troisième conséquence enfin est que cette sécurité propre ne peut être véritablement garantie, dans l’état actuel des choses, en dehors de la possession d’un armement nucléaire.
À partir de là, plusieurs types de concepts peuvent être envisagés.
Tout d’abord, un concept que j’appellerai de « sanctuarisation totale » qui pourrait consister à faire porter l’essentiel de l’effort sur les moyens nucléaires de dissuasion recherchant ainsi uniquement une garantie, en théorie absolue, de maintien de l’intégrité du territoire national. Personnellement je pense qu’un tel concept n’est viable, ni sur le plan général, ni sur le plan militaire, ni sur le plan politique.
Il ne tiendrait pas compte en effet, du phénomène de « mondialisation » des problèmes auxquels nous assistons et qui fait qu’il n’est pas possible, à mon sens, pour un pays comme le nôtre, de se désintéresser de ce qui se passe autour de lui et d’adopter une attitude aussi proche du neutralisme.
Je doute par ailleurs pour ma part que, dans un cas extrême où tout en Europe se serait écroulé autour de nous, la volonté nationale subsisterait d’avoir recours à la menace de destructions massives, même pour assurer notre survie.
Je ne crois pas enfin qu’un tel concept soit conciliable avec la volonté qui anime notre pays d’aller, par une marche sans doute lente mais continue, vers la promotion d’une entité européenne.
Un autre concept alors tout à fait à l’opposé peut consister, en raison de la mondialisation des problèmes, à vouloir intervenir, au besoin par des moyens militaires, partout dans le monde. Je ne m’étendrai pas sur un tel concept global qui a été parfois confondu avec la doctrine « tous azimuts » mais qui à l’évidence correspond à des vues dépassant très largement la stratégie à laquelle peut prétendre une puissance moyenne comme la France.
C’est donc, me semble-t-il, vers un concept intermédiaire entre ces deux extrêmes qu’il est le plus raisonnable de nous orienter c’est-à-dire vers ce que j’appellerai un concept de « sanctuarisation élargie ».
Un tel concept doit nous permettre, tout en garantissant l’intégrité du territoire national, d’intervenir avec tout ou partie de nos forces dans toute la zone où la sécurité de ce territoire peut être le plus immédiatement menacée, c’est-à-dire, schématiquement, l’Europe et ses approches immédiates, y compris, en particulier, le bassin méditerranéen. Par contre, à l’extérieur de ce « premier cercle » nous ne pouvons prétendre, même avec la liberté d’action que nous confère la possession d’armements nucléaires, qu’à des actions de force ponctuelles et limitées dans le temps, à des actions de présence ou de participation au maintien de la liberté de nos lignes de communication, ou à des actions de soutien allant de l’aide militaire technique à la fourniture de certains armements.
Encore faut-il que dans ce concept, nous soyons assurés à tout moment de pouvoir intervenir avec le niveau de forces convenable, c’est-à-dire que ces forces soient en permanence disponibles. Je récuse donc, pour ma part, toute idée d’armée d’active réduite ou de durée de service très raccourcie qui impliquent la nécessité d’une mobilisation importante et forcément longue dont le caractère me semble incompatible avec la rapidité de naissance et de développement des crises, car ce sont ces crises qui, je le répète, m’apparaissent l’éventualité la plus probable au cours des années à venir, même si l’éventualité d’un conflit majeur ne peut être totalement écartée et constitue effectivement l’hypothèse la plus redoutable.
Une année pour quoi faire et comment ? et ce « comment » va me permettre de répondre aux très nombreuses questions que vous m’avez posées concernant notre participation à une bataille en Europe, l’emploi de l’A.N.T. et la perspective d’une défense européenne.
Notre stratégie est tout entière fondée sur une idée d’indépendance. Encore faut-il bien se mettre d’accord sur ce que signifie cette indépendance. Dans le domaine militaire en tout cas, elle veut dire non seulement que nous entendons nous doter, à notre convenance, des moyens qui nous semblent nécessaires pour assurer notre sécurité, mais aussi qu’en toutes circonstances, nous nous réservons le libre choix de ceux de ces moyens que nous engageons, du moment où nous les engageons et de la mission qui leur sera confiée. Il s’agit donc, vous le voyez, d’une indépendance de décision qui ne conduit pas nécessairement à une autonomie dans l’action.
Et c’est bien la raison pour laquelle à travers cette indépendance nous n’avons jamais cessé de rechercher des ententes ou des accords particuliers, comme nous n’avons jamais cessé de faire partie de l’alliance atlantique. Ce que nous avons fait, c’est quitter l’organisation militaire intégrée de cette alliance, qui impliquait un très large abandon de notre liberté de décision. Nous n’en demeurons pas moins pour autant des alliés fidèles et loyaux et nous ne devons faire à ce sujet aucun complexe. Nous continuons à participer aux différents organismes de l’alliance autres que les organismes militaires intégrés proprement dits et, dès notre départ de ces organismes intégrés, nous avons mis en place et nous continuons à entretenir des missions de liaison auprès de leurs différents niveaux de commandement.
Dans un tel schéma, il est totalement exclu, bien sûr, que nous nous engagions à l’avance, dès le temps de paix, à occuper un « créneau » dans le cadre de la stratégie alliée de défense de l’avant. Mais il n’est nullement exclu par contre que nous participions à cette bataille de l’avant. Je pense même pour ma part qu’il serait extrêmement dangereux pour notre pays de se tenir volontairement éloigné de cette première bataille au cours de laquelle se jouerait, en fait, déjà notre propre sécurité. Ceci n’exclut pas pour autant l’idée d’une bataille aux frontières car nous pourrons y être contraints, soit que la défense de l’avant se soit effondrée trop vite, soit que notre décision d’intervention ait été trop tardive, soit que nos mouvements aient été gênés par les actions adverses.
Il se peut également que plusieurs menaces apparaissent simultanément sur des directions différentes puisque, contrairement à ce qui se passe pour l’armée allemande, nous n’avons pas à faire face à un seul problème, mais nous avons tout un ensemble de frontières terrestres et maritimes auxquelles il nous faut en permanence songer.
Cette situation géographique qui est la nôtre donne d’ailleurs à notre idée d’indépendance tout son prix au bénéfice de la sécurité générale puisqu’elle nous permet d’agir le cas échéant sur plusieurs directions. Et nous devons bien nous garder me semble-t-il d’avoir, dans ce domaine opérationnel, des schémas trop rigides et une doctrine trop figée.
Il n’en demeure pas moins qu’une action éventuelle aux côtés de l’OTAN poserait un certain nombre de problèmes que nous nous efforçons peu à peu de résoudre.
Il y a d’abord le problème que j’appellerai de « l’allonge », qu’il s’agisse de nos possibilités d’élongation logistique, du rayon d’action de nos avions ou de la portée de nos moyens de transmissions. Tout cela nous conduit à envisager plutôt une participation en deuxième échelon à la première bataille, qui pourrait assurer du même coup une couverture indirecte de notre territoire national.
Il y a aussi le problème des différences de procédures, de matériels, de procédés tactiques qui nous amène à rechercher une certaine interopérabilité des forces et à effectuer avec les forces alliées un certain nombre d’exercices qui, au demeurant, sont extrêmement bénéfiques pour l’entraînement de nos propres unités.
Il y a enfin le problème de l’emploi éventuel de notre armement nucléaire tactique qui est, vous vous en doutez bien, le problème majeur mais qui, vous le comprendrez également, ne peut être résolu qu’aux plus hauts niveaux gouvernementaux.
En ce qui concerne cet armement nucléaire tactique sur lequel vous semblez beaucoup vous interroger, j’essaierai d’être le plus clair et le plus simple possible.
Nous possédons effectivement des armes nucléaires tactiques susceptibles d’être mises en œuvre, soit par des fusées Pluton, soit par des avions de l’armée de l’air, soit bientôt par l’aéronautique navale.
Quel est leur rôle ?
Ce sont des armes anti-forces c’est-à-dire destinées au champ de bataille et à son environnement et dont l’emploi éventuel doit en conséquence s’accompagner de la recherche d’une efficacité militaire. Mais elles sont, avant tout, destinées à produire sur ce champ de bataille un événement majeur qui marque nettement le changement de nature du combat et qui signifie ainsi à l’adversaire notre détermination d’aller jusqu’à l’utilisation des représailles massives s’il poursuivait néanmoins son entreprise.
Cela souligne bien le caractère politique de la menace de leur utilisation et de leur emploi éventuel qui ne peuvent relever que de la plus haute autorité de l’État. Cela souligne également combien les décisions correspondantes pourront être fondées sur des facteurs débordant parfois très largement la simple situation locale des troupes pour tenir compte de données stratégiques générales intéressant peut-être non seulement l’adversaire, mais également les alliés.
La situation idéale, bien sûr, serait celle dans laquelle la menace d’utilisation de ces armes pourrait venir à point pour empêcher les combats : mais il se peut aussi que leur emploi soit nécessaire et il se peut également que l’autorisation de cet emploi ne soit pas immédiate et conduise ainsi les chefs militaires responsables à engager dans la bataille l’essentiel de leurs moyens classiques.
Là non plus, la doctrine ne doit être ni rigide, ni figée.
Quant au nombre des armes, question également posée par plusieurs d’entre vous, je ne pense pas nécessaire qu’il soit très important. Le caractère d’ultime avertissement que revêt leur emploi éventuel exclut, à mon sens, toute idée de « bataille nucléaire » et milite au contraire pour une utilisation aussi brève et massive que possible. Je ne pense pas que l’on puisse dans ce domaine établir une comparaison quelconque avec les milliers d’armes dont disposent en Europe Centrale, les Américains ou les Soviétiques car les zones d’engagement éventuel des forces de ces deux blocs sont sans commune mesure avec les nôtres propres et ni l’un ni l’autre de ces deux pays ne se battraient, comme nous le ferions, à proximité immédiate de leur sanctuaire national.
Et c’est bien ce qui fait l’originalité des pays européens par rapport aux deux Grands que d’immenses espaces terrestres et maritimes séparent. Aussi, combien sont nombreux ceux qui songent à une défense européenne ; c’est sur ce dernier point que je voudrais terminer cette première partie de mon exposé en vous énonçant trois idées, sans doute assez banales, mais auxquelles je crois profondément.
La première me semble évidente, c’est qu’il ne peut y avoir de défense européenne sans union politique de l’Europe et donc sans l’existence d’un pouvoir politique européen.
La seconde est que, contrairement à certaines allégations un peu simplistes, cette défense européenne ne se fera pas alors simplement autour des forces nucléaires françaises et des forces conventionnelles allemandes. Je pense pour ma part important que des forces conventionnelles françaises suffisamment nombreuses viennent contrebalancer l’armée classique puissante dont vient de se doter l’Allemagne de l’Ouest depuis quelques années ; car aucune véritable union ne peut se réaliser dans un déséquilibre, même partiel.
Enfin, dernière idée, il me paraît difficile de concevoir une défense européenne totalement indépendante d’une alliance américaine, étant bien entendu qu’une Europe unifiée permettrait cependant de trouver dans cette nouvelle alliance un meilleur équilibre que dans l’OTAN où le poids des États-Unis est sans doute trop prépondérant.
Deuxième question :
Une armée avec quelles forces ?
Je traiterai plus brièvement cette question puisque chacun des chefs d’état-major des trois armées viendra, je crois, vous exposer ses propres préoccupations et ses propres projets.
Et je le ferai en partant de notre appareil militaire actuel sur lequel on peut faire, me semble-t-il, trois remarques principales.
La première remarque porte sur l’effort nucléaire qui était nécessaire mais qui a conduit au cours des années écoulées à un certain déséquilibre au détriment des forces conventionnelles. Or, comme je l’ai souligné tout à l’heure, si l’armement nucléaire peut seul permettre d’avoir une liberté d’action, encore faut-il posséder les moyens pour mener cette action et notamment dans tous les cas d’intervention en dessous du seuil critique. Et c’est bien la raison pour laquelle nous voyons les deux Grands qui se sont dotés d’un arsenal nucléaire considérable, continuer à entretenir et même à développer pour l’U.R.S.S., des armées conventionnelles, également importantes.
Il me paraît donc dès à présent indispensable de rechercher un équilibre plus harmonieux entre forces nucléaires et forces conventionnelles.
La deuxième remarque porte sur le fait que dans la constitution de nos forces conventionnelles nous avons réalisé un dispositif qui, dans son organisation, son équipement et même son stationnement, a été sans doute trop uniquement et exclusivement conçu en fonction d’un conflit majeur face à l’Est. Or, comme je l’ai déjà dit, si cette hypothèse demeure bien entendu la plus dangereuse, elle n’est pas forcément la plus probable et il ne peut être exclu que le maintien, par le bloc soviétique, d’un potentiel militaire extrêmement important le long du rideau de fer constitue au moins initialement une opération de fixation permettant des mouvements beaucoup plus larges par les flancs, dont les événements de l’Angola hier et peut-être ceux du Mozambique demain sont des indices inquiétants.
La troisième remarque enfin et elle découle de la seconde, vient de ce que nous avons été ambitieux en voulant réaliser, d’une façon très cartésienne, des types de forces adaptés à chaque type de missions. Ceci est particulièrement sensible pour l’armée de terre avec le découpage un peu artificiel entre forces de manœuvre, forces dites de D.O.T. et forces d’intervention. Comme l’effort ne peut pas être mené partout, nous nous retrouvons avec des forces de manœuvre assez correctement équipées et bien entraînées, avec une force d’intervention extérieure bien entraînée mais certainement insuffisamment équipée et de toute manière insuffisante en volume ; avec des forces dites de D.O.T. dont l’équipement a été sacrifié et dont la mission n’a jamais été très clairement explicitée.
L’exposé de ces remarques me conduit tout naturellement à esquisser ce que pourrait être notre appareil militaire tel qu’il convient, me semble-t-il, de le rééquilibrer pour le rendre plus conforme à notre concept.
Pour tes forces nucléaires nous avons, dès maintenant, un arsenal qui n’est plus contesté par personne et qui nous situe au niveau requis. Je pourrais dire en quelque sorte qu’après une phase de très forte expansion, qui était nécessaire et qui a été très fructueuse grâce à la qualité et aux efforts de nos ingénieurs, de nos chercheurs et de nos techniciens, nous pouvons sans doute aborder maintenant une période se rapprochant davantage d’un régime de croisière et permettant ainsi l’octroi de moyens financiers plus constants.
Bien sûr, la crédibilité de cette force impose que des progrès technologiques soient poursuivis de manière à améliorer la qualité de cet armement ; ces temps derniers nous avons mis en service à bord de nos sous-marins le premier engin thermonucléaire ; nos actions prioritaires de développement portent maintenant sur des engins à têtes multiples qui soient capables en toutes circonstances de garantir une pénétration des défenses adverses : de même une amélioration de la qualité de notre première génération d’armes tactiques devra être, au cours des années à venir, recherchée.
Mais c’est bien autour de cette amélioration de la qualité et de l’efficacité que seront désormais centrés nos efforts, et non plus sur l’accroissement du volume des moyens.
Pour ce qui est de l’armée de terre le problème est plus complexe, car c’est elle incontestablement qui se trouve actuellement dans la situation la plus difficile.
Trois grandes directions d’effort président actuellement à sa réorganisation :
— d’abord une meilleure répartition entre les forces et leur soutien, qui conduira à avoir, pour un volume d’effectifs sensiblement diminué, d’environ 15 à 20.000 hommes, un plus grand nombre d’unités de combat élémentaires ;
— ensuite une simplification du commandement, à la fois par la suppression d’un niveau de commandement et par le fusionnement, au moins partiel, du commandement opérationnel et du commandement territorial en temps de paix. C’est ainsi que nous espérons avoir à la fin de cette réforme 1 P.C. d’armée, 2 P.C. de corps d’armée dont un fusionné en temps de paix avec une région militaire, 5 ou 6 R.M. au lieu de 7 et une quinzaine de divisions plus légères que les divisions actuelles, articulées en deux grands types, des divisions blindées et des divisions d’infanterie ;
— enfin, dernière direction d’effort, la recherche d’une plus grande polyvalence des grandes unités, étant entendu que cette polyvalence a des limites et que, bien sûr, certaines de ces grandes unités seront plus spécifiquement adaptées à un type particulier de combat ; divisions blindées pour le combat en ambiance nucléaire, division de montagne, division parachutiste et divisions d’infanterie ayant un plus ou moins grand degré de mécanisation.
Sur le plan des équipements, cela se traduira essentiellement par une certaine pause dans le développement de ce que nous appelons nos forces de manœuvre, pour lesquelles l’effort sera limité aux deux grands points de faiblesse qu’elles ont encore, c’est-à-dire l’artillerie classique et les moyens de défense antiaériens : cela se traduira par contre par un effort accru au profit des autres unités dans toutes les catégories de matériels moins coûteux que représentent l’armement individuel, l’armement antichar, les appuis feux du type mortier, les transmissions et les véhicules de transport et de combat, tous moyens qui accroîtront leur capacité opérationnelle actuellement insuffisante et leur mobilité.
Pour l’armée de l’air, la situation est un peu différente en ce sens que la polyvalence y a toujours été pratiquée et que la souplesse d’emploi des matériels n’impose pas au même degré la dispersion de stationnement. Par ailleurs, l’organisation du commandement de l’armée de l’air s’avère correctement adaptée aux besoins opérationnels.
Il s’agit donc surtout pour elle d’entretenir ou de valoriser ses capacités d’action dans les trois domaines qui intéressent l’emploi, c’est-à-dire l’aviation de combat, l’aviation de transport et la défense aérienne.
L’aviation de combat sera si possible maintenue à un niveau d’au moins 450 appareils parmi lesquels devront se trouver dans quelques années une centaine d’avions de très hautes performances qui seront, vous le savez, le choix en a été fait, des Delta 2000.
L’aviation de transport est caractérisée par le fait qu’elle possède à l’heure actuelle deux types d’équipements, des avions Transall qui ont encore une assez longue durée de vie devant eux et par ailleurs d’autres appareils divers, dont notamment des Nord 2501 qui arrivent en fin de service. Il s’agit donc de maintenir, malgré cette attrition, un volume sensiblement équivalent de transport, ce qui sera fait je pense par l’achat d’un certain nombre de Transall supplémentaires. Bien sûr, cet avion Transall, même si c’est un très bon appareil, possède un rayon d’action un peu court, et là se pose le problème du transport à long rayon d’action. Je ne crois pas personnellement que nous ayons les moyens de nous payer une flotte de transport à long rayon d’action ; son volume serait tellement réduit d’ailleurs qu’il serait sans rapport avec le coût de l’opération. Je pense par contre que les possibilités d’affrètement de l’aviation civile de transport peuvent être encore élargies et améliorées et que c’est sans doute dans cette direction qu’il faut porter notre effort. Je rappelle à ce sujet que, aussi bien l’évacuation de la base de N’Djamena que le renforcement des forces de Djibouti lors des derniers événements, ont été faits pour une très large part à base d’affrètements d’avions civils dans des conditions de rapidité qui nous ont donné entière satisfaction.
Enfin, en matière de défense aérienne, deux voies sont actuellement explorées, celle de l’amélioration de nos moyens de détection à basse altitude car c’est dans cette tranche d’altitude que se situe sans doute à l’heure actuelle le danger majeur et celle du renforcement des moyens de défense anti-aérienne des bases, que ce soit par missile ou par artillerie légère.
La marine a aussi ses problèmes propres. Le principal provient du fait qu’un grand nombre de ses bâtiments ont été construits à la même époque et atteindront donc en même temps, d’ici quelques années, le terme de leur vie. Une chute de tonnage est donc inévitable. Pour qu’elle ne soit pas trop accentuée, nous nous efforcerons de maintenir un rythme minimal de constructions neuves et de prolonger le plus possible de bâtiments.
Ceci est d’autant plus important que le domaine des mers est en train de devenir le domaine, j’allais presque dire privilégié, des compétitions et des affrontements dans l’ambiance de crise que nous vivons ; c’est la raison pour laquelle nous sommes en train de transférer nos porte-avions et leur environnement dans le bassin méditerranéen ; c’est la raison pour laquelle nous entretenons depuis plus d’un an une force navale relativement importante en Océan Indien ; c’est la raison pour laquelle nous entendons maintenir un peu partout dans le monde une présence du « pavillon » français.
Tout cela représente bien sûr une politique coûteuse en bateaux. Celle qui avait été envisagée par le « Plan Bleu » devra nécessairement être revue car elle dépassait nos possibilités. Un « noyau dur » un peu plus modeste a été défini, mais nous espérons bien, à l’intérieur de ce noyau dur, faire apparaître très prochainement les premiers sous-marins nucléaires d’attaque et à terme plus éloigné assurer la relève de nos deux porte-avions actuels par des porte-aéronefs à propulsion nucléaire. Nous nous efforçons aussi. dès maintenant, d’accroître l’autonomie opérationnelle de notre flotte par la mise en service de bâtiments ravitailleurs et de bâtiments ateliers afin de nous rendre le plus indépendant possible des bases qu’il nous est de plus en plus difficile de maintenir dans certaines parties du monde.
Voici donc pour les forces. Mais certains d’entre vous m’ont posé à leur sujet une question un peu plus précise concernant leur recrutement, sur laquelle je voudrais m’attarder quelques instants avant de passer à la question suivante.
Nos effectifs budgétaires actuels s’établissent à un peu moins de 600 000 hommes dont plus de 250 000 personnels d’active, ce qui veut dire que plus d’un personnel sur deux provient de la conscription. Le service militaire obligatoire et universel est en France une véritable tradition nationale et à ceux qui me demandent « quel est le modèle étranger que vous souhaiteriez adopter ? », je réponds aussitôt : aucun, car chaque pays met sur pied ses armées en fonction de ses besoins, mais aussi de sa géographie, de son histoire et de l’âme de son peuple. Mais il n’est de tradition, aussi respectable soit-elle, qui ne cède un jour à la pression de la nécessité. Il est donc normal de s’interroger aujourd’hui sur la validité de celle-là. J’ai plusieurs fois exprimé mon sentiment là-dessus.
Techniquement, je dis bien techniquement, je pense qu’une armée de volontaires, d’engagés, bref de métier… aurait sans aucun doute une meilleure efficacité. On calcule parfois son coût, que l’on estime élevé, en transposant en engagés les effectifs des appelés qui sont actuellement sous les drapeaux ; une armée de métier pourrait se permettre d’être moins nombreuse. Mais vous savez aussi bien que moi qu’il n’existe aujourd’hui sur le plan politique, aucune majorité, de quelque bord que ce soit, pour abandonner la conscription et nous doter d’une armée de professionnels. Et c’est un élément qu’il faut bien prendre en considération si l’on veut rester réaliste.
J’estime par ailleurs qu’il est bon que la jeunesse soit associée à la sécurité de ce pays. Quoi qu’on en dise, cela a sa valeur aussi bien vis-à-vis de l’étranger qu’en France même.
Alors, puisque ce recrutement doit rester le nôtre pour le moment, quel est le meilleur service militaire : un an, six mois, un service différencié, fractionné, sélectif… ?
Je crois qu’il faut voir le problème sous l’angle de la disponibilité des forces.
Un service d’un an permet de consacrer une part du temps à l’instruction de l’ordre de six mois dans l’armée de terre, et une autre part au maintien « sous les drapeaux » d’effectifs instruits et donc prêts à entrer en action à la première alerte ; c’est cela le principe de notre système actuel de conscription
Un service de six mois serait au moins aussi coûteux et ne servirait qu’à l’instruction. Il ne fournirait pas de forces disponibles. Il faudrait avoir recours à la mobilisation pour disposer de personnels instruits et sans doute à un second lot de matériels pour cette mobilisation, le premier étant usé très rapidement par l’instruction.
Un système mixte combinant volontaires de longue durée et appelés de courte durée est peut-être celui qui, sur le plan intellectuel, est le plus séduisant, mais il ne faut pas se cacher qu’il serait également très coûteux et certainement très long et difficile à mettre en place.
Enfin d’autres types de recrutement conviennent peut-être à la Suisse ou à la Suède, mais je ne les crois pas personnellement adaptés au tempérament français, ni à nos besoins.
Le système que nous pratiquons paraît donc, malgré les attaques dont il est souvent l’objet, la formule la plus raisonnable à préconiser dans les conditions actuelles, et c’est bien pour cela qu’il a été confirmé il y a un peu plus d’un an par le Chef de l’État, dans sa forme comme dans sa durée.
Troisième question :
Une armée avec quelles finances ?
Je vais englober dans ce chapitre aussi bien les problèmes de planification et de programmation que ceux touchant aux fabrications et aux exportations au sujet desquels de très nombreuses questions m’ont été posées par les auditeurs du C.H.E.Ar. ; sur le plan financier, ces deux catégories de problèmes sont d’ailleurs étroitement liées.
Vous savez qu’un programme de matériels nécessite en général une dizaine d’années pour aboutir à la fabrication en série : vous savez par ailleurs que la vie moyenne des matériels s’échelonne entre 15 et 20 ans. Il est donc nécessaire de faire des prévisions à assez long terme et un effort d’équipement ne peut, à l’évidence, se contenter du seul système des budgets annuels.
Vers les années 60, le principe d’une programmation à cinq ans a donc été lancé. Il s’est traduit par l’adoption de lois-programmes qui n’intéressaient d’abord que quelques catégories de matériels majeurs et qui peu à peu ont englobé la majeure partie du Titre V, c’est-à-dire des crédits d’investissement, mais toujours, il faut le dire, uniquement sous forme d’autorisations de programme sans que les crédits de paiement de ces programmes soient en aucune manière garantis puisqu’ils demeuraient entièrement soumis aux aléas des budgets annuels.
Parallèlement, le besoin de prévisions se faisant de plus en plus sentir, étaient élaborés des plans à long terme à horizon d’une quinzaine d’années qui, assez généraux au début, se sont peu à peu précisés et sans doute trop précisés à la fois dans leur contenu physique et dans leur échéance.
Mais très rapidement ces plans se sont révélés sans doute trop ambitieux, alors que dans le même temps les ressources effectivement consacrées chaque année à la défense allaient en diminuant puisqu’elles passaient de 20 % du budget de l’État en 1965 à moins de 17 % en 1975.
Et cela a eu deux catégories de conséquences :
La première a été que, comme les lois-programmes et les plans à long terme ne traitaient que des investissements d’équipement, l’abaissement des ressources globales s’est exercé au détriment de la situation matérielle des cadres et de la troupe, et même aussi au détriment de certains équipements classiques, la priorité étant donné aux forces nucléaires.
La seconde a été qu’aucune des lois-programmes n’a pu être entièrement réalisée, que des reports importants ont dû être faits ainsi de l’une sur l’autre et au moment de l’élaboration de la IVe loi-programme 1976-1980, nous nous sommes trouvés devant une véritable impasse puisqu’il aurait fallu, dans le cadre de la planification faite, avoir des ressources de 365 Mds pour ces cinq années, c’est-à-dire, dès 1976, un budget d’au moins 60 Mds alors que nous étions à 43 Mds en 1975, ce qui était parfaitement irréaliste dans la conjoncture socio-économique actuelle.
Il nous a donc fallu imaginer un autre système plus pragmatique et plus adapté aux circonstances du moment.
Nous avons en quelque sorte inversé le raisonnement et nous ne sommes plus partis d’un contenu physique précis à atteindre à une date déterminée mais d’un certain nombre d’hypothèses raisonnables de ressources pour étudier ce qu’il était possible de réaliser dans chacune de ces hypothèses et dans quel délai il était possible de le faire.
Cette démarche nous a permis de présenter au Gouvernement un dossier réaliste, à partir duquel il a pu opérer des choix et nous donner l’assurance d’un certain taux de croissance du budget de défense au cours des années à venir ; cette croissance devrait nous rétablir vers 1982 au niveau de l’année 1968 que j’évoquais tout à l’heure.
Cette démarche nous a permis aussi de « globaliser » notre programmation, c’est-à-dire de lui faire recouvrir les trois grands éléments qui constituent une armée : les hommes, les équipements et l’entraînement, puisqu’elle était fondée cette fois sur des crédits de paiement.
Cette démarche enfin nous a permis, en ce qui concerne les équipements, de mieux réaliser, sous forme d’un échéancier indicatif, ce qui pourrait leur être consacré pour chaque armée et pour la section commune et ainsi de garantir un équilibre plus harmonieux dans la croissance prévisible de nos forces.
La garantie de ressources est bien sûr plus précise pour les premières années, mais moins certaine pour les suivantes : le suivi de la programmation va donc nous amener désormais à adapter d’une manière continue nos prévisions aux ressources, sous forme d’une véritable programmation glissante dont le principe est soumis au Parlement au cours de la session de printemps (1).
Je ne voudrais pas cependant vous faire illusion et je ne voudrais pas que vous gardiez l’impression d’un tableau trop optimiste. Malgré cet accroissement prévisible des ressources, qui était indispensable, nous avons devant nous deux années très difficiles à passer parce que notre endettement est important en raison de l’accumulation des autorisations de programme des années précédentes et parce qu’il nous faut supporter au cours de ces deux années tout le poids des mesures que nous avons dû prendre au profit des personnels, qu’il s’agisse des cadres ou de la troupe et qui représenteront en année pleine plus de 2 Mds de francs.
Ce n’est donc guère qu’à partir des années 1979-1980 que nous pourrons véritablement sentir les effets de l’accroissement des ressources dans le domaine des équipements et peut-être un peu avant dans le domaine des activités.
Voyons maintenant les problèmes industriels.
Nous sommes dans ce domaine prisonniers d’un syllogisme :
— une indépendance de la défense exige une industrie d’armement nationale,
— or, notre marché intérieur est trop restreint pour la rentabilité de cette industrie,
— donc l’indépendance de notre défense nous oblige à exporter de l’armement.
Et c’est bien ce que nous avons fait depuis plusieurs années avec, il faut le dire, un certain succès puisque nous arrivons au 3e rang des exportateurs avec 16 % des ventes mondiales, derrière l’U.R.S.S. 30 % et les U.S.A. 46 %.
Mais c’est là quand même, il faut le dire aussi, une politique d’une certaine fragilité qui substitue en quelque sorte une dépendance à une autre car nous ne sommes pas assurés de maintenir pendant encore de nombreuses années un tel niveau de ventes d’armes à l’extérieur ; cela en tout cas ne dépend pas de notre seule volonté.
Ce problème est ressenti d’ailleurs par tous les grands pays d’Occident, car il est un fait que les armements deviennent sans cesse plus sophistiqués et sans cesse plus coûteux et qu’ainsi il devient de plus en plus difficile pour des puissances moyennes d’assurer à elles seules la production de la totalité de leurs besoins.
C’est en fonction de ce souci, de cette inquiétude, qu’ont été ressassées depuis un an les idées de standardisation et de coopération en matière d’armement.
Les Américains, il y a quelque temps, ont lancé une offensive serrée pour que les pays de l’alliance normalisent leurs matériels. Il y avait de leur part une bonne intention sans doute, mais aussi une arrière-pensée. La bonne intention était d’augmenter l’efficacité des forces de l’alliance. L’arrière-pensée était de trouver en Europe un bon débouché pour leurs propres exportations d’armement, notamment pour les matériels les plus élaborés, dans lesquels leur avance technique pouvait s’avérer supérieure à la nôtre. Nous avons résisté à cette offensive comme il convenait de le faire et nous nous sommes bornés pour l’instant à traiter dans un groupe « ad hoc » du problème de l’interopérabilité des matériels.
Les Européens de leur côté ont senti depuis quelques années la nécessité de fabriquer en commun certains matériels de façon à les dégager de l’emprise américaine. Cela nous a conduit nous-mêmes à produire :
— en coopération avec les Allemands, le Transall, le Roland, le Milan, le Hot, le Radar RATAC, les missiles Kormoran et Exocet.
— en coopération avec les Anglais, le missile air-sol Martel, le Jaguar et les hélicoptères SA 330 - SA 341 et WG 13.
Il est souhaitable, me semble-t-il, de continuer dans cette voie sans se cacher toutefois qu’elle est difficile. D’abord parce qu’il est déjà très compliqué de parvenir à définir un matériel national et qu’il l’est encore plus quand il y a deux ou trois partenaires et que ces partenaires n’ont pas tous nécessairement les mêmes natures de besoins en fonction de leur situation et de leur concept. Ensuite parce que, contrairement à ce que l’on avait pu penser, un matériel construit en coopération s’est avéré jusqu’ici plus cher qu’un matériel national.
Dans ces conditions, la production d’un armement purement européen est-elle possible ? Vous savez sans doute que le 2 février dernier, à Rome, les délégués ministériels à l’armement de 11 pays européens se sont réunis, hors de toute délégation d’Outre-Atlantique, en un « groupe européen de programme » en vue d’harmoniser les programmes nationaux d’équipement, de s’entendre sur des projets communs et d’éliminer les duplications des efforts de développement. Une prochaine réunion est prévue en juin prochain. Il s’agit là peut-être d’un premier balbutiement d’une industrie européenne commune de l’armement, mais celle-ci, de même qu’une armée européenne, demandera encore à mon sens de très longs délais et ne pourra sans doute atteindre une efficacité réelle que s’il existe un jour une volonté politique commune, c’est-à-dire un pouvoir politique européen.
Nous exporterons donc encore pendant un certain nombre d’années, et manifestement la lutte, dans ce domaine, se fera chaque jour plus vive, ce qui devrait nous conduire peut-être, dans un souci de prudence, à revoir dès maintenant l’ensemble de notre politique industrielle.
Mais ce problème des exportations n’est pas sans susciter dans les armées elles-mêmes un certain nombre de difficultés qui m’ont amené à plusieurs reprises à prendre position sur le problème en énonçant trois principes que je livre à vos réflexions.
Le premier de ces principes est d’accorder la priorité absolue à l’équipement de nos propres forces, ce qui n’est pas toujours le cas. Il m’apparaît en effet capital, aussi bien pour l’efficacité de nos armées que pour le moral des personnels de tous grades que cette priorité soit respectée car ils comprendraient mal de voir des intérêts purement économiques l’emporter sur la mission de défense qui est la leur.
Le second est de lier les exportations à une politique d’ensemble mieux définie tenant compte de tous les aspects politiques, commerciaux et militaires des problèmes. On ne peut vendre n’importe quoi à n’importe qui et il me paraît important que l’exportation de matériels très sophistiqués ou à longue portée ne soit pas seulement examinée sous l’angle « marchand-acheteur ».
Le troisième est de mieux organiser les charges d’assistance technique après-vente qui dans l’état actuel des choses, sont, à de rares exceptions près, supportées par les armées. L’effort d’exportation conduit à augmenter sans cesse le nombre des personnels spécialistes que nous devons détacher à l’étranger et le nombre des stagiaires étrangers que nous devons recevoir dans nos écoles.
Force m’est de constater que nous avons presque atteint à l’heure actuelle dans ce domaine, le point de saturation.
Dernière question :
Une armée avec quel moral ?
J’ai réservé pour la fin les problèmes ayant trait aux hommes et à leur moral, non pour les minimiser, mais au contraire pour souligner avec plus de force toute l’importance que j’y attache. Je constate que vous avez là-dessus une opinion proche de la mienne car ce sont les problèmes humains qui ont focalisé le plus grand nombre de vos questions.
Sous des formes diverses, plusieurs d’entre vous m’interrogent « sur la faible motivation de notre jeunesse vis-à-vis du service militaire », sur « un sentiment généralisé d’inutilité », sur « l’inutilisation de l’armée à d’autres tâches, au service de la nation ».
À ceci j’apporterai trois réponses. La première est que nos armées doivent porter tous leurs efforts pour faire du service militaire une période active et féconde pour les jeunes Français.
L’effort d’information est en particulier capital. Mais il ne faut pas se faire illusion, le temps passé sous les drapeaux restera toujours un « service » c’est-à-dire une tâche désintéressée accomplie au profit de la collectivité et comportant donc une certaine forme de sujétion. Je constate avec regret que la fraction de notre jeunesse qui comprend le moins ceci est justement celle qui a le plus reçu ; je veux parler de celle qui se bouscule plutôt dans les couloirs qui mènent aux réformes médicales, aux affectations scientifiques ou à la coopération qu’à ceux qui conduisent aux pelotons d’EOR.
Le deuxième est qu’il est difficile d’augmenter à la fois les rémunérations, les productions de matériel et les activités des personnels. La réforme des statuts, la révision très justifiée du prêt des appelés, les voyages gratuits vont coûter, je vous l’ai dit tout à l’heure, près de deux milliards. Il n’était pas question dans le même temps d’interrompre des productions de matériel lancées depuis longtemps. Alors bien évidemment nos économies ont porté pour une part sur l’activité d’instruction et de vie courante et aussi sur nos programmes d’infrastructure ce qui explique en partie que le service militaire ne puisse être aussi moderne que nous le souhaiterions.
J’espère — et c’est l’une de mes priorités actuelles — que nous parviendrons à retrouver dans les deux ans à venir le niveau d’activités de 1974.
Mais, même si nous y parvenons, il ne faut pas perdre de vue qu’il y aura toujours nécessairement dans la forme de service militaire que nous avons adoptée, une période de plus forte intensité : Information, et une période au rythme plus lent : la disponibilité. Encore faut-il bien sûr que cette dernière période ne tombe pas au-dessous d’un certain seuil.
La troisième est qu’il faut rester très prudent avant d’engager l’armée dans une autre tache que celle pour laquelle elle est faite. Bien sûr, une armée, faite pour assurer la sécurité du pays contre les risques de guerre peut a fortiori l’assurer en cas de catastrophe, d’accident ou de paralysie de grands services publics : il faut d’ailleurs prendre garde, dans ce dernier cas, à n’intervenir que pour préparer ou assurer une reprise et non pour prendre parti dans un conflit social. Mais l’armée est organisée, équipée et construite en vue de faire la guerre. On n’en fera jamais une réserve de travailleurs à temps partiel, un centre de formation professionnelle ou un Club Méditerranée. Ceci n’empêche pas, au sein de nos activités militaires, de développer l’esprit civique, de faire un effort de promotion sociale, de développer les qualités physiques et sportives et de participer à l’orientation professionnelle mais nous ne devons jamais perdre de vue notre finalité qui fait que nous sommes un corps auquel nul autre n’est comparable.
Un autre faisceau de questions se concentre sur le développement de l’« esprit de défense » dans la Nation et dans le contingent. Je vais exprimer à ce sujet une opinion qui va peut-être vous surprendre : j’ai le sentiment qu’au travers de ce qu’on a appelé « le malaise de l’armée », et notamment à la fin de l’année écoulée, il s’est produit à l’échelle nationale, une réflexion en profondeur qui nous a été plutôt favorable.
Les événements récents ont sensibilisé l’opinion, sans qu’elle en prenne toujours exactement conscience, à la notion de sécurité, sécurité des personnes d’abord, l’opinion publique réagissant très vivement aux exactions, assassinats, attaques à main armée et prises d’otage. Sécurité générale aussi avec la sensation diffuse des risques que peuvent présenter des crises graves comme celles du Portugal, du Sahara, de l’Angola ou du Liban. Les sentiments d’insécurité ainsi ressentis plus ou moins consciemment par l’opinion publique conduisent celle-ci à mieux admettre, me semble-t-il, l'existence de forces armées d’une dimension suffisante.
Il serait évidemment souhaitable que cet « esprit de défense » se développe tout au long de la vie du citoyen, au sein de sa famille, de son école, de son entreprise. Nous n’en sommes hélas pas là, mais je remarque que l’université commence à s’intéresser au problème et qu’il existe depuis peu dans les facultés des « Centres d’études de politique de défense ». Je n’irai cependant pas jusqu’à faire des rêves excessifs sur la généralisation de cette instruction dans notre enseignement secondaire et supérieur.
En ce qui nous concerne, je pense qu’il nous faut apporter, à notre niveau, une information adaptée aux exigences de ce monde, marqué par la grande diffusion des images et des idées. Vous avez certainement remarqué l’effort fait par les armées pour se faire mieux connaître : émissions télévisées, films, revues, brochures, interviews ont été multipliés ces derniers temps. Je pense enfin que le meilleur enseignement sur la défense se donne au sein des forces armées elles-mêmes et lorsque nos appelés pourront rentrer chez eux conscients d’avoir servi à la sécurité de leur pays, nous aurons gagné la partie.
Quelques questions traitent enfin de la liberté d’expression.
Ce problème ne nous est pas particulier car nous le partageons avec les fonctionnaires civils. Les limites du droit d’expression résident dans l’obligation de réserve : le texte qui traite de cette obligation précise « ceci leur interdit d’une part de faire de la fonction exercée un instrument d’action et de propagande, d’autre part de faire des déclarations de nature à faire douter non seulement de leur neutralité, mais aussi d’un minimum de loyauté envers les institutions ».
Je trouve personnellement que ce texte n’est pas ambigu et même qu’il est relativement clair et libéral. Il y a quelque temps certains officiers, et en particulier d’assez jeunes, ont pensé que les colonnes du Monde étaient mieux faites que les revues spécialisées, les organismes de défense ou les diverses tribunes de l’enseignement militaire supérieur pour exprimer des opinions dans des domaines sur lesquels ils n’étaient pas forcément les plus compétents ni les mieux informés. Il ne me paraît pas indispensable de les encourager dans cette voie. Je ne pense pas d’ailleurs que l’Administration, l’Éducation Nationale ou la Magistrature verraient d’un très bon œil des cadres non responsables de ces différents corps proposer, dans la grande presse, des solutions à ceux qui le sont. Il peut être tentant pour un esprit brillant servi par une plume alerte de remettre en cause tout ou partie de la politique militaire et cela peut valoir à son auteur un certain succès de librairie, mais je ne suis pas sûr que les armées y trouvent leur compte.
Arrivé à ce stade de mon exposé, j’ai conscience d’avoir incomplètement répondu à vos interrogations mais je le ferais volontiers maintenant aux quelques questions orales que vous voudrez bien me poser.
Je vais simplement avant de terminer répondre brièvement au Comité N° 4 qui écrit « Avez-vous pu constater l’intérêt de l’investissement consenti en faveur de l’I.H.E.D.N. ? ». Je le ferai en citant de mémoire et approximativement, sans doute, Saint Exupéry qui disait « Le principal but d’une entreprise, ce n’est pas de gagner de l’argent, c’est d’unir des hommes ».
J’ai conservé personnellement de mon séjour à l’I.H.E.D.N. un souvenir très vif de la cohésion de ma session et des amitiés très précieuses. Je pense que les liens qui se tissent ici entre les responsables civils et militaires que vous êtes justifient à eux seuls le maintien de cette vivante et efficace institution. ♦