La grande illusion
La parution d’un livre d’Alain Mine est un événement. Plus encore s’il s’agit de l’Europe et de l’incertaine conjoncture dont elle doit s’accommoder. Auteur vedette et sujet vedette, une analyse sérieuse s’impose avant tout jugement.
La thèse peut se résumer ainsi : notre Europe, occidentale et atlantique, est en danger de « continentalisation » ; le marché de 1992 est la grande illusion, sans influence sur cette dérive eurasiatique ; une chance existe encore d’arrêter la dérive, si l’on accepte le décalogue que propose Alain Mine en son dernier chapitre.
Trois facteurs annoncent l’Europe continentale : l’isolationnisme américain ; le recentrage allemand sur la Mitteleuropa ; la séduisante évolution de l’Union soviétique. À l’inverse de l’URSS, laquelle « fait corps avec un dessein stratégique qui lui est consubstantiel », l’Amérique n’est intervenue dans les affaires du monde qu’à contrecœur ; elle est prête à saisir occasion et prétexte pour se replier sur son île. Le recentrage d’une RFA en quête de marchés va de pair avec une évolution subreptice ; une contre-société s’y développe ; « celle-ci a ses valeurs : la nature, l’écologie, la paix. Elle a sa culture : un étrange melting-pot d’anarchie, de gauchisme, de mythes de la nature, de réflexes pacifistes ». Sur l’URSS et son évolution, trois hypothèses sont formulées : l’une, sans intérêt pour le stratège, pessimiste de profession, est une accélération de la dynamique gorbatchevienne aboutissant à une Russie occidentalisée et à une Europe certes continentale, mais unifiée dans la démocratie ; à l’autre extrême, c’est le retour en arrière et donc à une situation d’affrontement bien classique ; entre les deux premières se situe l’hypothèse redoutable d’un régime qui se serait réformé sans changer de nature, sorte de despotisme éclairé favorable à la finlandisation des « gogos » socialisants de l’Ouest. La France cependant, coupable d’absurdité stratégique, entretient son « complexe Maginot » et se refuse à jouer l’atout politique que représente la possession de l’arme nucléaire.
Face à la dérive continentale, le marché de 1992 n’est qu’un « rêve éveillé ». C’est que l’Europe s’inscrit dans trois cercles qui ne sont point concentriques : le premier, stratégique, est à la dimension du continent entier ; le second, économique, est limité à la Communauté économique européenne (CEE) ; le troisième, culturel, englobe tout l’Occident. C’est sur le seul second cercle que l’on fait fond aujourd’hui, le créditant de vertus qu’il n’a aucunement. L’Europe qu’on nous prépare n’est que laisser-aller : renoncement des États, qui « se sont démunis de leurs privilèges et de leurs attributs, au profit non d’un tiers mais du marché » ; abandon à la force des choses, passage « du principe d’ordre au principe de désordre » selon une pente très générale à notre époque, car « le pari sur le marché est à l’action économique ce que l’aléa est désormais à la pensée scientifique ».
Que faire, donc ? Appliquer le décalage de l’auteur, dont la proposition principale est de substituer à l’Europe sans État qui se dessine une Europe communautaire forte, seul rempart possible à la continentalisation. De cette Europe la France sera le noyau stratégique, étendant jusqu’à l’Elbe une protection nucléaire forte moins de sa puissance propre que de celle des États-Unis, dont elle est « l’allumette ». Et si la RFA, comme il semble, ne veut pas de sa protection, la France se repliera sur une sous-Europe, méridionale et méditerranéenne.
Nous nous garderons de critiquer la thèse d’Alain Mine sur les faiblesses et les risques du grand marché : au demeurant elle paraît solide au béotien. On sera plus réservé sur l’évolution stratégique qu’il propose à notre pays. Pour l’auteur, les stratèges français, entité mythique comme l’on sait, se complaisent dans leurs absurdités. De même qu’il faut un ennemi au stratège, le polémiste ne saurait se passer de sots. Passons !
La faiblesse de la stratégie « minequoise » est dans la méconnaissance de « l’autre qui, Clausewitz dixit, fait la loi de l’un » : ce qui importe n’est pas ce que l’on dit vouloir faire de l’arme nucléaire, mais bien ce que l’ennemi croit – ou ne croit pas – qu’on en fera. Ainsi tiendra-t-on pour nul l’aphorisme selon lequel « moins la dissuasion dissuade, plus le détenteur du feu nucléaire doit impressionner » ; le jeu nucléaire n’est pas le poker, il se joue cartes sur table.
Dans la même veine, l’extension de la protection nucléaire française jusqu’à l’Elbe – extension cohérente avec la « stratégie de l’allumette » – permet à l’auteur de poser très clairement, mais non sans naïveté, le problème de la crédibilité de la menace. « Quel destin stratégique pour l’Europe, demande-t-il, aussi longtemps que les pays membres ne paraîtront pas aussi sacrés les uns pour les autres que leur propre territoire ? ». Destin stratégique non unique en effet, tant que l’Europe ne sera pas constituée en État souverain, cadre obligé d’un sanctuaire nucléaire. Mais il ne faut point mettre la charrue stratégique avant les bœufs politiques ; l’ennemi ne se tromperait pas sur l’efficacité de cet étrange attelage.
Stratège économiste, Alain Mine réclame que la France précise ses choix et privilégie le plus rentable, qui est nucléaire. « L’énorme » Armée de terre doit renoncer à ses gros bataillons, sa mobilisation, ses blindés. Départements et territoires d’outre-mer sont un fardeau inutile. La Marine doit se contenter, Sous-marin nucléaire lanceur d’engin (SNLE) mis à part, de « garde-côtes pour intercepter des trafiquants de drogue, de remorqueurs pour dégager les chenaux en cas d’accident, et de quelques navires d’opérette pour les revues ». On le voit, on ne se cherche pas d’amis parmi les amiraux.
Alain Mine est un provocateur, personnage ambigu : il provoque la réflexion, et on se réjouira de cette provocation-là ; il force le trait et, pour peu que le trait soit brillant, la provocation devient abus de pouvoir. ♦