L’ambition de l’Inde
À côté de la Chine qui est, en France, l’objet d’une attention qui se manifeste par une abondante bibliographie, l’Inde fait figure de parent pauvre. Pourtant, cet immense pays sera dans une cinquantaine d’années le plus peuplé du monde et domine, à l’exception de son rival pakistanais, tous les pays de l’Asie du Sud. Les dernières interventions militaires indiennes au Sri Lanka, en 1987, et aux Maldives, il y a quelques mois sont là pour le rappeler.
L’Inde est trop mal connue en France, comme si nos compatriotes n’avaient d’intérêt en Asie que pour nos anciennes possessions ou les pays de missions de nos jésuites et des envoyés des missions étrangères. Tout ce qui a été de l’Empire britannique est généralement ignoré et ne présente, souvent, d’intérêt, pour le grand public et les médias, qu’en fonction de sa valeur touristique. La France a bien été présente sur le continent indien pendant près de trois siècles, mais sur un si petit territoire que la cession de Pondichéry à l’Inde, le 28 mai 1956, est passée presque inaperçue. Pourtant la France ne manque pas d’éminents spécialistes de l’Inde qui effectuent des recherches et confrontent régulièrement leurs points de vue au sein d’organismes comme le Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM) et la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN). Jean-Alphonse Bernard et Michel Pochoy sont de ceux-là.
L’ouvrage qu’ils viennent de publier sur L’ambition de l’Inde s’inscrit dans la suite du colloque organisé par le CHEAM, en janvier 1988, au Sénat, sur « L’Inde, grande puissance de l’océan Indien », et a servi d’argumentaire à certains pour la réunion annuelle sur cette région du monde, organisée, comme chaque année, à la Fondation nationale des sciences politiques par le Centre d’études et de recherches internationales (CERI), le 15 décembre 1988.
L’Inde est-elle une puissance régionale et même, peut-être, un Grand en puissance ? Là est la question posée par Jean-Alphonse Bernard assisté de Michel Pochoy. Pour répondre à la première partie de celle-ci, il a choisi, en guise d’exemple, d’examiner les relations bilatérales de l’Inde avec le Sri Lanka, le Bangladesh et le Pakistan. La réponse évidemment ne peut être que oui. Le débat porte, généralement, plus sur la question de savoir s’il existe un hégémonisme indien ou si les interventions de New Delhi n’ont pour simple objectif que de tenir éloignées les puissances extérieures à la région. Pour l’auteur, nul doute que la première option est la bonne. Le sentiment de supériorité des Indiens se manifeste, toutes tendances confondues, dans toutes les analyses qu’ils font de la situation dans les pays du sous-continent. Pour New Delhi, la seule assistance militaire acceptable à Colombo ne pouvait être qu’indienne. De plus, l’accord du 27 juillet 1987 interdit au gouvernement sri lankais toute assistance militaire, mise à disposition d’installations portuaires (Trincomalee) ou facilités quelconques qui seraient susceptibles de porter atteinte aux intérêts de l’Inde. À l’exception du Pakistan, qui a l’insolence de contester cette suprématie et qui est le seul à recevoir une aide massive des États-Unis et de la Chine, les autres petits États du sous-continent ne peuvent que chercher à desserrer, avec le moins d’ostentation possible, l’étau indien par une assistance extérieure qui prend généralement une forme plus économique que politique. Par ailleurs, l’Inde a bien pris soin que la SAARC (South Asian Association for Regional Cooperation), à la différence de sa sœur du Sud-Est asiatique, l’ANSEA (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), n’ait aucune compétence en matière d’économie et de diplomatie.
L’Inde, puissance régionale, peut-elle accéder à une stature mondiale ? Une réponse partielle consiste à démontrer qu’elle cherche en tout cas à s’en donner les moyens. Sur deux plans au moins, celui de la capacité nucléaire et celui de la puissance navale, l’Inde semble vouloir se doter de moyens qui dépassent les besoins de sa stricte sécurité. Michel Pochoy, dans un chapitre très intéressant et parfaitement documenté, démontre, faits et chiffres à l’appui, qu’en termes militaires l’Inde et le Pakistan ont atteint le seuil nucléaire. De l’avis même d’analystes indiens, si l’Inde passe au nucléaire militaire, peut-être vers 1995, elle ne se contentera pas d’un strapontin dans le club établi par les cinq Grands. En ce qui concerne la Marine indienne, on ne peut que constater qu’elle est maintenant la huitième du monde et que seule elle permettrait à l’Inde de se projeter au-delà de son premier cercle pour l’étendre dans tout l’océan Indien. La question est de savoir si à ce moment elle deviendrait l’agent de Moscou dans cet océan, ou si elle chercherait à y appliquer sa politique de non-présence étrangère, qu’elle pratique déjà dans sa zone d’influence. Les auteurs ne répondent pas à cette question. Ils se contentent de poser la question du comportement de l’URSS à l’égard d’une Inde qui chercherait à développer sa puissance d’une manière autonome tandis qu’elle doit maintenant regretter d’avoir suivi de trop près les positions soviétiques sur l’affaire afghane et doit répondre à la détente sino-soviétique par le voyage de son Premier ministre à Pékin.
Les limites aux ambitions de l’Inde sur la scène internationale dépendent en fait, essentiellement, de sa situation intérieure. Dans un monde où l’idéologie n’est plus porteuse, l’Inde n’a pas encore les moyens économiques de ses ambitions ; son gouvernement n’est pas assez assuré ; une aspiration à de meilleures conditions de vie l’oblige à satisfaire d’abord des besoins élémentaires. Cependant, à la suite de la lecture de cet excellent livre, il ne fait nul doute que l’Inde cultive une volonté de faire sentir de plus en plus son poids dans les affaires du monde.
D’une présentation simple et claire, presque pédagogique, assisté de cartes et de chronologies, cet ouvrage permet à ceux qui s’intéressent à cette partie du monde, sans l’avoir étudiée auparavant, de comprendre en quelques pages la situation actuelle en Asie du Sud et d’esquisser une réflexion sur son devenir. ♦