Allocution du Chef d'état-major de la Marine devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 16 mars 1976.
Quelle Marine et pour quoi faire dès le temps de paix ?
Composante primordiale de la force de dissuasion, la marine est aussi l’instrument privilégié de la conduite des crises
Présente en permanence dans la plupart des mers et des océans, la marine est, plus que toute autre armée, concernée par les crises. Celles-ci peuvent surgir aujourd’hui un peu partout dans le monde, de façon souvent imprévisible, notamment dans les aires géographiques qui étaient jadis sous l’emprise des puissances coloniales. Ce n’est pas par hasard si elles affectent plus particulièrement ces régions mais c’est au contraire la conséquence logique du « blocage nucléaire » auquel sont parvenues les deux superpuissances qui, n’ayant plus la possibilité de s’affronter les armes à la main, usent d’une stratégie indirecte et agissent par États interposés, cherchant ainsi chacune à leur manière à s’assurer dans ces zones marginales un avantage politique, économique, ou encore des positions stratégiques leur permettant de contrôler de vastes espaces terrestres ou maritimes.
Or, la mer constitue le champ de manœuvre idéal pour ces actions indirectes dans lesquelles il s’agit plus de montrer sa puissance militaire que de s’en servir effectivement. Ceci explique que l’on assiste actuellement à une extension des eaux territoriales et que l’on voie surgir des revendications sur des zones maritimes immenses et que la liberté de circulation dans des détroits que l’on avait jusqu’ici considérés comme des eaux internationales soit menacée.
La mer n’est pas seulement source de richesse, elle est aussi le milieu privilégié permettant, par la présence du pavillon, d’attester la puissance politique et de servir ainsi au rayonnement de l’idéologie qui l’anime.
L’Union Soviétique a parfaitement compris l’exploitation qui pouvait en être faite et sa marine en est aujourd’hui l’instrument efficace, impressionnant par son volume sinon même par sa qualité.
Pour toutes ces raisons mais aussi parce qu’elle est une composante essentielle de la politique de dissuasion, la marine ne peut manquer d’être impliquée dans toute crise atteignant une certaine envergure.
Certes, la prévention de telles crises, leur résolution, autrement dit leur « conduite », est la responsabilité du pouvoir politique, mais la marine est un moyen privilégié de cette conduite.
Contribution de la marine à la stratégie générale du gouvernement. Un exemple : l’action en Méditerranée
La contribution de la marine nationale à la stratégie générale du gouvernement ne se limite pas à cette période de crise. Elle est permanente. La liberté d’action de notre pays qui est largement industrialisé implique en effet que nous disposions de moyens militaires à la mesure de notre volonté d’indépendance, qu’ils en soient l’image en temps de paix et l’outil en temps de crise. Un exemple suffit à le faire comprendre, celui de notre action en Méditerranée. Mais auparavant deux remarques d’ordre géostratégique s’imposent. Tout d’abord celle-ci : le point le plus éloigné de cette Méditerranée par rapport à Toulon n’est qu’à quelques heures d’avion et au maximum à quatre jours de navigation à la vitesse de 18 nœuds. On peut d’autre part se rendre en tout point de la Méditerranée sans être tenu de faire une demande de survol et sans avoir besoin de base. C’est donc une région où nous pouvons intervenir rapidement. La deuxième remarque concerne les forces en présence dans cette mer. On y trouve en permanence, d’une part une quarantaine de bâtiments soviétiques dont une trentaine de combat, parmi lesquels 12 sous-marins classiques et 3 sous-marins nucléaires d’attaque, d’autre part une quarantaine de navires de l’U.S. Navy, dont une trentaine également de combat (parmi eux, deux porte-avions d’attaque et 5 SNA). Notre marine, après son redéploiement dans cette mer, y comptera une vingtaine de bâtiments de combat, dont 2 porte-avions d’attaque et une dizaine de sous-marins classiques.
Quelles formes d’action peuvent revêtir les missions de nos bâtiments en Méditerranée ? D’une façon un peu artificielle, car en fait toutes ces missions s’enchaînent, on peut distinguer trois niveaux.
Au premier niveau, il s’agit d’assurer la présence. Parce qu’ils sont là, les bâtiments attestent, par leur présence, l’intérêt que la France porte à cette zone. Bien entendu, cette présence est diffuse, pacifique et permanente. Que pouvons-nous en attendre ? Vers l’extérieur, le même genre d’effet que vise l’Eskadra soviétique : par des escales, par des opérations occasionnelles comme la campagne de déminage du Canal de Suez qui a renforcé l’image de marque de notre pays, par la participation à des exercices en commun avec nos alliés, par les contacts amicaux noués, nous réalisons ainsi une pénétration pacifique qui est d’autant plus justifiable que nous sommes riverains de cette mer. Vers l’intérieur, notre présence permet de contribuer de façon substantielle et permanente à l’information des responsables politiques et militaires français sur la situation en Méditerranée. Le renforcement de nos moyens améliorera nos possibilités en ce domaine.
Le deuxième niveau auquel se situe notre action est celui de l’intimidation. Cela ne veut pas dire que nous menacions qui que ce soit, mais notre présence manifeste que si une crise prend une tournure sérieuse, nous sommes capables d’envoyer en très peu de temps et à l’endroit choisi une force aéronavale d’une taille significative, articulée autour d’un porte-avions et d’une dizaine de bâtiments modernes, de façon que le Président de la République puisse avoir une liberté d’action plus grande dès lors qu’il peut faire peser la menace d’intervention de cette force au cas où nos intérêts essentiels seraient gravement lésés.
Le troisième niveau est celui précisément de l’intervention, sur ordre du pouvoir politique, lorsqu’elle s’avère indispensable. Il s’agit alors pour nos forces de s’opposer à toutes les rétorsions et d’exercer d’éventuelles représailles.
Ces trois niveaux s’enchaînent et impliquent, outre la présence permanente d’un certain volume de forces, l’information continue du pouvoir et une totale disponibilité du commandement. L’organisation de la marine en temps de paix doit répondre à ces impératifs si l’on veut pouvoir réagir sans délais. Dès maintenant il existe un amiral commandant en chef en Méditerranée, un centre d’opérations maritimes qui opère en permanence à Toulon et suit la situation de toutes les unités navales, qu’elles soient militaires ou commerciales, françaises ou étrangères. Ce centre a un homologue à l’échelon du chef d’état-major de la marine, lui-même en liaison permanente avec le centre d’opérations des armées (C.O.A.) au niveau du chef d’état-major des armées à qui sont transmises instantanément, par le moyen d’un réseau de liaisons modernes télévisées et sûres, les informations dont il a besoin. Ainsi, dès le temps de paix, la marine dispose d’un système de communications fonctionnant en permanence qui lui permet de contrôler la situation.
Les forces déployées dans les zones concernées seront prochainement renforcées par nos deux porte-avions, par le Colbert et les deux frégates type Suffren regroupés à Toulon et prêts à intervenir en Méditerranée ou dans la lointaine banlieue que constitue l’Océan Indien. Les éléments aériens et maritimes sont en possession des instructions générales ou particulières concernant les opérations qu’ils pourraient avoir à mener. Des mesures très variées, faisant appel à des forces progressives, sont planifiées et répertoriées, et des exercices sont régulièrement faits pour les tester.
L’instrument militaire maritime de la conduite d’une crise dans cette région existe donc, souple, discipliné et entraîné. Certes, il gagnerait à être plus étoffé. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
Les missions de la marine
Je voudrais maintenant vous parler plus longuement des missions de la marine. À l’exception de la participation à la dissuasion stratégique, qui revêt bien entendu la priorité absolue, et sur laquelle je ne m’étendrai pas. les missions de la marine sont schématiquement :
— la défense de nos approches maritimes et de nos voies de communication,
— l’action extérieure.
La mission de protection de nos approches maritimes et de nos courants d’échanges
Cette première mission est naturellement une mission essentielle et spécifique de la marine. Jusqu’où s’étend-elle ? Ceci me conduit à parler de la zone de protection économique des 200 nautiques. Que représente celle-ci ?
La France, si l’on s’en tient à la superficie de son territoire (550 000 km2) occupe à cet égard le 53e rang dans le monde. Mais si l’on adjoint à cette surface celle correspondant à la zone économique des 200 nautiques autour de nos côtes et autour de celles de tous les territoires où s’exerce notre souveraineté, cette superficie atteint alors 11 millions de kilomètres carrés et nous venons ainsi au troisième rang des puissances côtières. Je n’ai cité ces chiffres que pour donner une idée des responsabilités qui pourraient nous incomber et que nous sommes bien évidemment dans l’impossibilité d’assurer totalement.
Le dispositif de défense maritime du territoire dont l’action s’exerce vers le large et en profondeur, s’il est effectivement adapté à la surveillance de cette zone, ne présente cependant pas un volume de forces suffisant, d’autant que certains de nos plateaux continentaux s’étendent bien au-delà de 200 nautiques ; c’est le cas en Basse-Bretagne, à l’Ouest du Golfe de Gascogne, en Guyane et également aux Kerguelen. Dans la pratique, cette zone est en grande partie couverte par ce que nous appelions la zone d’action normale (Z.A.N.) dont la surveillance est régulièrement assurée par l’aviation de patrouille maritime pour ce qui est de la surveillance générale et par tous les bâtiments opérant dans ces eaux, que ce soit au titre de cette mission ou à l’occasion d’une mission particulière, d’un exercice, ou encore d’un simple transit.
Sans doute va-t-il falloir aussi envisager la défense éventuelle des installations off-shore et leur surveillance par des tournées de la gendarmerie maritime, homologues de celles de la gendarmerie départementale à terre. Les gendarmes maritimes pourront embarquer sur des bâtiments de guerre, mais pour éviter un certain gaspillage de moyens sophistiqués, il sera préférable d’acheter des bâtiments rustiques mais endurants, plus proches dans leur conception du chalutier que de l’escorteur, d’autant plus que dans quelques années le nombre des bâtiments de guerre risque d’être insuffisant pour assurer toutes les missions et les services civils du temps de paix, nombreux et trop souvent passés sous silence.
La protection de nos courants d’échanges est une mission vitale pour notre pays — on sait en effet que 80 % des importations françaises arrivent par mer — comme elle l’est aussi pour l’Europe, qui ne survivrait pas plus de cinq à six semaines si son trafic maritime venait à être coupé. Or, le territoire national étant couvert par la dissuasion nucléaire, c’est en mer que l’éventualité d’une crise paraît la plus vraisemblable, et elle ne manquerait pas d’affecter nos voies de communication maritimes.
Avons-nous les moyens de maintenir nos courants d’échanges ? Ne considérons, pour limiter le problème, que les routes méditerranéennes ou circumafricaines d’approvisionnement en pétrole. Il est probable qu’une action contre elles ne viserait pas seulement nos pétroliers mais ceux de tous les pays importateurs d’Europe. La réaction serait alors multinationale et concertée. Nous ne pouvons, avec nos seules forces, assurer une protection permanente et efficace et toutes les routes du trafic pétrolier, notamment contre une menace sous-marine qui pourrait prendre rapidement une ampleur considérable. Mais nous pouvons et nous devons être capables de mener si nécessaire des offensives ponctuelles, qu’elles soient anti-surface ou anti-sous-marines, dans la zone où nos intérêts viendraient à être inquiétés, et nous pouvons le faire en coordination avec nos alliés, car la mer est trop grande pour que nous puissions agir seuls. Nous devons être capables d’exercer, le cas échéant, une action de rétorsion en prenant pour objectif les forces de l’adversaire les plus vulnérables, et il est certain que lorsque nous disposerons de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, notre capacité de rétorsion sera augmentée.
La protection de nos courants d’échanges maritimes nécessite également un dispositif aéronaval étoffé, qui serait d’ailleurs le même que celui que nous mettrions en œuvre pour accomplir les missions d’action extérieure.
Les missions d’action extérieure
Les missions d’action extérieure découlent naturellement de la volonté du gouvernement de défendre nos territoires et départements d’outre-mer et de la vision mondialiste servant de cadre à notre politique d’indépendance. Nous pouvons donc être amenés à intervenir pour sauvegarder nos intérêts économiques et culturels ou pour protéger nos ressortissants, ou encore pour remplir les engagements que nous avons contractés par des accords de défense. Aucune de ces éventualités n’est couverte par la dissuasion nucléaire. C’est précisément l’avènement de celle-ci qui, en interdisant toute attaque frontale à travers les frontières terrestres, suscite les manœuvres de la stratégie indirecte qui menacent nos intérêts hors de l’hexagone. De ce point de vue, notre situation n’a rien de comparable avec celle de la République Fédérale d’Allemagne ou avec celle des Pays-Bas. Elle s’apparente plutôt, toutes proportions gardées, à celle des États-Unis ou de l’Union Soviétique.
En raison de ses caractères spécifiques de disponibilité des forces à la mer, de mobilité, de liberté de manœuvre et de capacité de durer dans l’action ou dans l’attente, la marine joue dans ces types de missions un rôle primordial. Il est vrai cependant que nos forces continuent à avoir besoin de bases à terre et que nous en aurons de moins en moins au moment même où la défense de nos intérêts outre-mer demandera des forces de plus en plus nombreuses.
Aperçu des capacités d’intervention
De quelles capacités d’intervention disposons-nous ? Pour en donner une idée, je prendrai l’exemple d’une action visant un objectif terrestre. Un tel type d’intervention nécessite une force de combat articulée autour d’un porte-avions avec ses 40 aéronefs de défense aérienne ou d’assaut et de 6 à 8 bâtiments de lutte antiaérienne ou de lutte anti-sous-marine. Elle implique aussi la disposition d’une force amphibie articulée autour d’un porte-hélicoptères avec ses hélicoptères de transport et d’assaut, un transport de chalands avec toute sa batellerie, plusieurs bâtiments de débarquement de chars et le groupement des commandos de la marine. Pareille force peut mettre à terre 2 300 hommes, 250 véhicules dont un escadron d’AMX 30.
Soutien logistique de l’action extérieure et politique des bases
Une force de soutien logistique avec au minimum un pétrolier ravitailleur, un bâtiment de soutien logistique, un transport de carburant et un bâtiment atelier sont nécessaires à ce groupe d’intervention. Les éléments constitutifs d’une telle force d’intervention, notamment porte-aéronefs, sont maintenant, depuis la décision prise en 1975, déployés en Méditerranée où ils sont à pied d’œuvre et prêts, s’il le faut, à gagner l’Océan Indien.
Les deux principes inspirant notre politique des bases et notre dispositif outre-mer actuels sont :
— primo : utiliser et réaménager les installations à terre de façon à en obtenir le meilleur rendement mais sans oublier que leur existence est précaire ;
— secundo : rendre nos forces moins dépendantes des bases terrestres, et pour cela développer le soutien logistique mobile et accroître l’autonomie de nos bâtiments. Cet accroissement peut être obtenu, dans une certaine mesure, par le passage à la propulsion nucléaire et surtout par la combinaison du diesel et de la turbine à gaz, le premier fournissant un moteur économique et la seconde procurant les pointes de vitesse nécessaires. Nous simplifierons également la logistique en adoptant un carburant unique de façon à ne pas avoir besoin tantôt d’un transport de mazout et tantôt d’un transport de gas-oil ; tous nos bâtiments seront désormais équipés pour fonctionner au gas-oil.
Nous devons également développer l’aptitude de nos bâtiments à opérer outre-mer, c’est-à-dire les rendre d’une part suffisamment confortables pour que le personnel puisse y vivre pendant des séjours prolongés, et d’autre part moins sophistiqués, plus endurants et d’un entretien plus facile.
Enfin, dernier point, mais non le moins important, il nous faut, avec les autres armées, étudier un programme de satellites militaires pour remplacer les stations terrestres d’outre-mer qui constituaient le maillage de l’organisation mondiale interarmées de nos transmissions.
L’action de la marine dans l’Océan Indien
Notre dispositif outre-mer comprend un dispositif permanent constitué de moyens affectés (bâtiments stationnaires, bâtiments de zone et moyens aériens) et un dispositif occasionnel constitué à partir d’éléments prélevés sur la métropole.
Prenons par exemple le cas de l’Océan Indien :
• Dans l’Océan Indien Sud, notre souveraineté s’étend sur :
— La Réunion
— les Îles Éparses (5 dont 4 dans le Canal de Mozambique)
— Mayotte
— les Terres australes et antarctiques françaises.
Mayotte est revendiquée par les Comores et quatre des Îles Éparses le sont par Madagascar.
Notre dispositif s’appuie sur le Port des Galets à la Réunion où sont installés un commandement de la marine et un centre de transmissions. Il comprend deux patrouilleurs et un Batral (1).
• Notre souveraineté dans l’Océan Indien Nord ne s’exerce, pour quelque temps encore, que sur le seul Territoire Français des Afars et des Issas. Notre dispositif permanent utilise l’infrastructure de Djibouti et comprend trois patrouilleurs et un Breguet Atlantic.
• Pour l’ensemble de l’Océan Indien, notre dispositif permanent comporte des forces maritimes de zone aux ordres d’un amiral (Alindien) : trois à quatre avisos-escorteurs, un pétrolier-ravitailleur et un bâtiment de soutien logistique atelier.
Le dispositif est régulièrement renforcé par les bâtiments détachés de métropole pour quelques mois : actuellement (2), le groupe Jeanne d’Arc, deux sous-marins et leur bâtiment de soutien, un TCD.
Ce dispositif ne devrait pas être trop perturbé par l’indépendance du T.F.A.I. En effet, le port de Djibouti n’a jamais été organisé en base navale militaire comme ont pu l’être Bizerte, Diego Suarez ou Dakar. L’infrastructure industrielle y est inexistante. La perte de Djibouti n’aura pas de conséquences graves sur la disponibilité de nos moyens en Océan Indien. Sur le plan stratégique, notre position pourra être maintenue par le moyen des dispositifs permanents ou occasionnels dont nous venons de parler.
Nécessité d’une logistique opérationnelle mobile
La perte progressive de nos bases outre-mer et l’obligation pour nos bâtiments, qui seront de plus en plus nombreux, de vivre loin de leurs bases métropolitaines appellent une mobilité plus grande de nos forces et un accroissement de nos moyens logistiques. La mobilité résulte essentiellement de l’autonomie, de la rapidité de déplacement des unités ainsi que des facilités qui peuvent leur être procurées de se ravitailler et de réparer sans avoir à rallier Brest ou Toulon. N’oublions pas qu’à partir de 1978 nous n’aurons plus outre-mer qu’un seul point d’appui digne de ce nom : Papeete. D’où l’impératif du développement de notre logistique opérationnelle mobile. À la fin de cette année, sa capacité atteindra 64 000 t. réparties entre :
— 2 pétroliers ravitailleurs.
— 5 bâtiments de soutien logistique légers.
— 1 grand bâtiment-atelier, le Jules Verne,
— 18 unités de transport allant du transport d’assaut de 6 000 t. aux engins de débarquement de chars (EDIC).
Ce n’est pas encore suffisant. Pour remplir nos missions, il faudrait 85 000 t., et surtout quatre pétroliers ravitailleurs au moins. Nous sommes loin du compte.
Faut-il recourir à la propulsion nucléaire ?
À titre de comparaison, précisons que la Royal Navy, dont le tonnage en bâtiments de combat est à peine le double du nôtre, possède une flotte de navires logistiques de plus de 320 000 t., soit au moins cinq fois plus que nous. Il est vrai que le budget de la Navy atteint 30 % du budget de la défense britannique.
Il est certain que l’idéal serait, du point de vue de la mobilité et de la disponibilité, de recourir à la propulsion nucléaire. Celle-ci, néanmoins, ne supprimerait pas toutes les contraintes, car elle n’est pas adaptable à tous les types de bâtiments. À cet égard, il faut distinguer deux types d’unités : les sous-marins et les bâtiments de surface.
La propulsion nucléaire transforme, en effet, radicalement les possibilités des sous-marins et leurs conditions d’emploi. N’étant plus obligés de recharger leurs batteries en naviguant au Snorchel ou en surface, ils sont alors totalement discrets. Très difficilement détectables, ils peuvent donc opérer sans gêne dans les eaux sans contrôle adverse et bénéficier en cas d’engagement de l’effet de surprise. De plus, pouvant disposer d’une source d’énergie quasiment inépuisable, ils acquièrent une grande mobilité et peuvent alors opérer dans des théâtres lointains sans avoir besoin d’aucun soutien. Leurs seules limitations d’emploi sont alors la capacité d’emport en approvisionnements vivres en particulier, et surtout la résistance de leur équipage. Il est actuellement admis dans les marines occidentales qu’une durée de patrouille de deux mois est un maximum.
La question est plus complexe pour les bâtiments de surface. La taille du bâtiment est un premier paramètre. On estime actuellement que, compte tenu des coûts, des poids et des volumes nécessaires, un bâtiment de surface à propulsion nucléaire doit avoir un tonnage minimum de 6 à 7 000 t. C’est dire que nos escorteurs seront pendant longtemps encore à propulsion classique.
Le coût est un autre paramètre. On peut dire globalement que le fait de doter un bâtiment de la propulsion nucléaire accroît son coût de construction d’environ 10 %. Encore faut-il prendre ce chiffre avec circonspection, car il ne tient pas compte en particulier des dépenses du ressort du C.E.A. qui sont loin d’être négligeables.
Enfin, si l’autonomie que confère la propulsion nucléaire est manifeste — un réacteur moderne permet de parcourir 800 000 nautiques sans changer le cœur — tous les problèmes, celui du soutien logistique notamment, ne sont pas résolus pour autant. À titre d’exemple, sans parler des munitions, des vivres, des pièces de rechange et autres matériels, le stock de carburant qu’emporte un porte-avions américain à propulsion nucléaire comme l’Enterprise ne lui permet de soutenir que 12 jours d’activités aériennes intensives. D’un certain point de vue, c’est un résultat considérable, mais cela montre les limites de l’autonomie que l’on peut attendre de la propulsion nucléaire. Une telle force restera toujours dépendante à plus ou moins long terme de son soutien logistique.
Les moyens nécessaires et la réalité
Je voudrais maintenant faire quelques remarques à propos de l’insuffisance de certains de nos moyens de combat, flottes ou avions.
En ce qui concerne nos sous-marins d’attaque, il faudrait en maintenir le nombre aux environs de vingt mais en remplaçant, au fur et à mesure des retraits de service, 5 ou 6 sous-marins diesel par des bâtiments à propulsion nucléaire.
Pour ce qui est de nos forces de haute mer et d’intervention à grande distance, il est certain que nous aurions plus de souplesse dans l’action si nous avions 4 porte-aéronefs au lieu de 3 actuellement en service, et là nous avons un problème car nos deux porte-avions, Foch et Clemenceau, et notre porte-hélicoptères Jeanne d’Arc ont été construits en l’espace de 3 ans. Ils dureront à peu près 25 ans chacun et viendront donc tous trois à péremption à peu près en même temps, aux environs de 1992-1995. À eux trois, ils représentent 70 000 t. ; or, on estime que si un plan de 5 ans permet de construire 60 000 t. ce n’est pas un mauvais résultat. Je souhaiterais pour ma part — et sans doute serons-nous fixés sur ce point dans quelques mois (3) — qu’on prévoie en priorité un porte-hélicoptères à propulsion nucléaire de façon à prendre un peu d’avance, et ensuite le remplacement d’un porte-avions, puis du second. Ainsi resterions-nous aux environs de 3 ou 4 porte-aéronefs, ce qui me paraît un minimum raisonnable.
Autour de ce noyau et pour combattre efficacement la triple menace sous-marine, de surface — celle-ci de plus en plus redoutable en raison de la prolifération des missiles — et aérienne, il faudrait atteindre le niveau de 30 frégates ou corvettes dont les 2/3 à vocation ASM et 1/3 à capacité anti-aérienne sérieuse, toutes recevant en outre un armement en missiles anti-surface. Or, nous n’en avons actuellement que 21 dont un bon nombre sont anciennes.
Nous manquons beaucoup de petits bâtiments pour accomplir les nombreuses tâches du temps de paix, économiques ou non, de surveillance des approches, opérations de service public, etc., en métropole et outre-mer. Leur importance ne ferait que croître en temps de crise. Il nous faudrait 35 bâtiments de la classe aviso ; nous en avons une vingtaine. La surveillance côtière, pour être correctement assurée, exigerait environ 30 patrouilleurs ; nous n’en avons qu’une vingtaine dont 16 sont à remplacer avant 1995.
Pour en terminer avec les bâtiments de surface, il est une mission très importante, celle de la défense anti-mines, pour laquelle notre flotte présente une sérieuse insuffisance. Même limitée aux abords des six principaux ports de la Manche, de l’Atlantique et de la Méditerranée, cette défense exigerait au moins 36 unités modernes du type chasseur de mines. Nous n’en avons actuellement que 5, nous transformons autant d’anciens dragueurs océaniques en chasseurs et nous en modernisons 5 autres. Mais par contre, les petits dragueurs côtiers dont nous disposons actuellement n’ont plus qu’une valeur opérationnelle très limitée ; avant dix ans ils auront tous disparu pour laisser la place, avec un certain retard, au BAM, un nouveau bâtiment anti-mines construit en coopération avec les Belges et les Hollandais, et qui devrait répondre à nos besoins à condition d’être construit en nombre suffisant.
Parallèlement, nous estimons le parc d’aéronefs nécessaire à environ 150 avions et 100 hélicoptères afin de pouvoir disposer en permanence de 100 avions, dont 70 embarqués et 30 pour la patrouille maritime, et de 55 hélicoptères en ligne.
Si l’on récapitule l’effectif en personnel nécessaire pour armer ces moyens, c’est une marine de 71 000 hommes qu’il nous faut, soit 3 000 de plus qu’actuellement.
Reste à chiffrer l’effort financier à fournir pour atteindre le niveau optimal de nos forces, mettons en l’espace de dix ans. On peut estimer les tranches annuelles budgétaires nécessaires à 12 ou 13 milliards de francs 1976, dont 60 % pour le titre V (équipement). Or, pour 1976 nous avons obtenu un peu moins de 8 milliards de francs…
Le plan naval et ses avatars
Ceci m’amène à parler du plan naval, dit « plan bleu », qui a fait l’objet en 1972 d’un décret signé du Président de la République. Dans les années antérieures à cette date, les missions de la marine avaient été réévaluées et les moyens nécessaires pour y faire face avaient été estimés de façon raisonnable dans le contexte d’une économie en expansion.
Ce plan naval définissait une flotte équilibrée de 360 000 t. et 120 avions de combat en ligne, 4 porte-aéronefs, 35 bâtiments de moyen tonnage polyvalents, une vingtaine de sous-marins et le soutien logistique fixe ou mobile adéquat.
La crise économique, l’insuffisance du pourcentage du budget traditionnellement accordé à la marine et l’augmentation des coûts de construction des matériels ont rendu financièrement impossible la réalisation de ce plan à l’horizon 1985. Aussi, dès l’été 1975, le chef d’état-major des armées prescrivait de reprendre la planification sur de nouvelles bases et, constatant l’importance de la notion de crise et le caractère multiple et imprévisible que pourrait en revêtir la menace, il soulignait, conformément aux directives du gouvernement, la priorité à donner à notre capacité d’intervention en Europe et en Méditerranée. Le volume des forces maritimes doit être maintenu à un niveau voisin du niveau actuel et permettre :
— la sûreté de la FOST (Force Océanique Stratégique)
— la surveillance et la défense de nos approches maritimes
— le maintien d’une capacité d’intervention efficace en Méditerranée seulement.
Si toutefois des moyens restent disponibles, nous devrons :
— garder une certaine capacité d’action outre-mer
— participer à la surveillance des grands axes de notre commerce maritime.
L’étude de ces missions, en retrait par rapport à celles qui avaient été fixées en 1972, nous a conduit à définir pour la marine un « noyau dur » en dessous duquel il ne faut en aucun cas tomber sous peine de voir nos forces devenir inefficaces et peu crédibles. Le noyau dur est défini par 300 000 t. de bâtiments de combat et 100 avions de combat en ligne, articulé essentiellement autour de :
— 3 porte-aéronefs (au lieu de 4 du « plan bleu »)
— 27 corvettes AA et ASM (au lieu de 35)
— 12 SNA (au lieu de 20 sous-marins)
— 85 000 t. de bâtiments logistiques opérationnels
Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire avec un budget Défense atteignant 20 % du budget général en 1982 et la part de la marine étant de 18 % de l’ensemble de la défense, une politique obstinée de constructions neuves ne nous permettra de parvenir à ce niveau qu’aux environs de 1992-1995 compte tenu du nombre important de bâtiments atteints par la limite d’âge en 1982-1985 et de la faiblesse des tranches navales que nous avons eues dans la période 1960-1970. Quant aux effectifs, ils ne changeront guère mais leur répartition par grades évoluera : la marine des années 1990 comportera pour le même pourcentage d’officiers, soit 6 % (de loin le plus faible des trois armées et des marines des grands pays), 50 % d’officiers mariniers au lieu de 39 % en 1976, et 44 % d’hommes du rang contre 55 % actuellement.
On peut prévoir aussi que les nouveaux bâtiments, plus automatisés, nécessiteront moins d’hommes pour leur mise en œuvre, mais que la charge de leur entretien une fois à quai sera reportée sur les organismes de soutien à terre dont les effectifs devront augmenter.
En ce qui concerne la part industrielle de la marine, le plan de reconstitution du tonnage pour atteindre le noyau dur, nécessitant le lancement de 10 à 12 000 t. par an, devrait assurer — du moins on peut l’espérer — un plan de charge raisonnable des arsenaux. Il est vrai que leur capacité serait plutôt de 18 000 t. par an mais cette utilisation à plein impliquerait un développement des exportations.
La marine et l’arme nucléaire tactique
La décision a été prise, on le sait, de doter la marine de l’arme nucléaire tactique. Il s’agit, dans un premier temps, (au prix de moins de 100 MF) de donner à l’ensemble porte-avions et Super-Étendard la capacité de mettre en œuvre l’arme nucléaire tactique AN 52.
Dans un souci de rationalisation, les armes AN 52 dont la fabrication a été décidée constitueront un stock national commun géré par l’armée de l’air, dans lequel celle-ci et la marine puiseront pour équiper leurs forces selon les instructions du gouvernement (la seule manœuvre — réelle ou simulée — d’embarquement des armes à bord des porte-avions pouvant constituer un geste politique).
Dans un deuxième temps, on envisage le développement de missiles à tête nucléaire à partir de missiles mer-mer ou air-mer existant ou à venir. C’est évidemment une affaire de plans… et de finances.
Cette capacité nucléaire donnera une nouvelle dimension à notre marine et lui conférera un caractère dissuasif qui transformera les conditions de son engagement. Cela est évident dans l’éventualité d’une crise qui nous opposerait directement à l’une des puissances nucléaires majeures dont les marines sont plus fortes que la nôtre. Cela serait non moins vrai dans le cas où une puissance de ce niveau chercherait par l’intimidation à entraver une action de notre part qui nous opposerait à un adversaire lui-même démuni d’armes nucléaires. La seule existence de cet armement tactique peut, en effet, dissuader une puissance nucléaire de « grossir la crise » en apportant une aide directe à notre adversaire éventuel. Or, de telles crises, dans le contexte de neutralisation réciproque des puissances nucléaires en ce qui concerne leurs « sanctuaires » nationaux, ont bien des chances de se développer d’abord sur mer où nous sommes directement au contact des flottes des grandes puissances.
L’emploi de cet armement nucléaire tactique de nos forces navales, dont les objectifs normaux seraient les grands bâtiments de combat de l’adversaire, est en fait celui qui pose le moins de problèmes ; celui par exemple des dommages collatéraux aux populations civiles ne se pose pas. Par ailleurs, cet emploi sera totalement contrôlé par le gouvernement, entre les mains duquel il représentera un atout politique plus encore que militaire. Cet armement pourra jouer un rôle essentiel dans notre stratégie de dissuasion en permettant de disposer sur mer, où notre liberté d’action est totale, d’un moyen d’avertissement hautement significatif à l’adresse de l’adversaire.
Les problèmes de personnel
La marine ne connaît aucun problème grave de personnel. Les caractères spécifiques du service qu’elle présente ont donné lieu cependant à quelques questions auxquelles je vais répondre.
Elles concernent :
— le pourcentage d’appelés souhaitable dans la marine
— l’expérience des fusions interarmées
— la motivation des cadres de carrière.
Le pourcentage d’appelés souhaitable
Il faut tout d’abord noter les particularités de l’emploi des appelés dans la marine.
Avant 1955 la marine, et ce depuis des siècles, faisait essentiellement appel à des engagés et accessoirement à l’incorporation annuelle d’environ 2 000 inscrits maritimes ; tout en appartenant au contingent, ces inscrits maritimes étaient des gens du métier et déjà instruits des choses de la mer. La marine était donc dans les faits une armée de métier.
La suppression de l’inscription maritime a modifié le problème. Le volume des engagés a connu une baisse en raison de l’insuffisance des soldes. On a donc été amené à faire appel plus largement au contingent et la proportion de celui-ci dans la marine représente aujourd’hui le tiers du personnel non-officier.
Certes, une partie de ces appelés est employée à des tâches qu’on peut qualifier d’auxiliaires, mais pour une large part ils les effectuent à la mer et sont embarqués à bord de bâtiments où, quelle que soit leur fonction, ils se sentent parfaitement intégrés dans l’équipage. La preuve en est que, si le bâtiment part en mission, près de la moitié de ces appelés sont volontaires pour prolonger leur service pendant le temps nécessaire à l’accomplissement de cette mission. Mais, pour la marine — c’est là la différence essentielle avec les autres armées — la finalité du service national se limite à ce service ; on ne cherche pas à former en ces appelés des réserves instruites car, en cas de mobilisation, la population des engagés passés dans les réserves est largement suffisante, notamment en qualifications, pour faire face aux besoins.
La marine opère en effet dès le temps de paix presque au même rythme qu’en temps de crise ; ceci est vrai à 100 % pour la FOST, les missions d’action extérieure en Océan Indien, etc. La mobilisation a simplement pour but, d’une part de compléter (environ 10 %) l’effectif des bâtiments pour leur permettre une durée plus longue de mission et, d’autre part, d’armer des unités chargées de la protection du littoral, des ports de commerce, des points sensibles.
En définitive, la proportion actuelle d’un tiers d’appelés sur l’ensemble du personnel de la marine est satisfaisante. Il est difficile de l’accroître car la durée du service de 12 mois ne permet pas de rentabiliser une formation de spécialistes et d’assurer la nécessaire stabilité du personnel à bord des bâtiments.
Il faut souligner ici l’intérêt de la proposition de loi de M. de Bennetot, député du Finistère, votée par l’Assemblée Nationale et qui doit être présentée au Sénat à la session de printemps (4). Cette loi prévoit un service adapté de 18 mois assorti d’avantages pécuniers financés par les produits des cessions de services que la marine apporte à d’autres administrations ou à des tiers.
Problèmes et limites de la fusion interarmées
La motivation originelle de la politique de fusion interarmées a peut-être été la mise sur pied de systèmes de dissuasion qui ont posé sous un jour nouveau les problèmes militaires, qu’il s’agisse des concepts d’emploi des forces nucléaires ou des problèmes techniques d’armement. La fusion des trois ministères anciens de la guerre, de la marine et de l’air a entraîné la fusion d’un certain nombre de services de façon à répondre à la nécessité d’une organisation fonctionnelle — et non plus par armées — des responsabilités à l’intérieur d’un ministère unique, dans les domaines tels que les recherches et études, l’administration, la gestion financière, la réglementation, le contrôle. D’où l’impression d’un « vent de l’histoire » vers la fusion et vers — horrible néologisme ! — « l’interarmisation ». Le vent a-t-il tourné ? Tel est, je crois, le sens de la question.
Il est vrai que certains ont vu dans la fusion une panacée, alors qu’elle répondait à un but précis. Il faut se garder de systématiser. Les grandes entreprises industrielles, tout en se concentrant, se divisent elles-mêmes en ensembles souvent très autonomes. En fait, une réponse unique ne peut être donnée à la question ; il faut en effet analyser le problème à trois niveaux en considérant successivement les organes d’exécution, les états-majors ou les organes de conception et de commandement et enfin les administrations et services centraux.
Au niveau des organes d’exécution, « l’interarmisation » est à mon sens un mauvais système qui conduit à un gaspillage de personnel et qui tend à cumuler les défauts des trois armées. Le système à préconiser au contraire est celui de la vocation interarmées, la gestion étant confiée à une armée, les deux autres étant seulement abonnées et détachant un ou deux officiers de liaison ; c’est le cas, par exemple, du Centre interarmées d’éducation physique et sportive, confié à l’armée de terre, et de l’École d’application militaire de l’énergie atomique, confiée à la marine.
Par ailleurs, l’organisation interarmées est en général plus rentable lorsqu’elle répond à un besoin nouveau nécessitant un investissement ; par exemple, la création à Papeete d’un Centre auto commun, dont la gestion est confiée à l’armée de terre, a certainement été préférable à la construction de trois centres distincts. Encore faut-il que la création se situe au-dessous d’une certaine taille critique propre à chaque organisme.
Au niveau des états-majors, l’équilibre actuellement réalisé entre les trois armées me paraît raisonnable : un chef d’état-major des armées est responsable de l’emploi des forces et de la planification générale, tandis que le chef d’état-major de chaque armée est responsable de la mise en condition des forces, des unités, du personnel, de la doctrine d’emploi, etc., de son armée. Il y a cependant un problème pour la marine, celui du volume de sa représentation à l’état-major des armées. Cette représentation doit être assurée à un haut niveau puisque, pour la première fois dans l’histoire, la sécurité du pays repose non plus sur une masse de soldats placés aux frontières (qui sont d’ailleurs celles de pays amis) mais sur les sous-marins nucléaires tapis au « fond des océans ». Or, la marine dispose seulement de 4 300 officiers contre 7 300 à l’armée de l’air et 20 000 à l’armée de terre. Nous sommes ainsi conduits à distinguer, à l’intérieur de l’E.M.A., les postes spécifiques d’opération, de planification, d’organisation, etc., où il conviendrait que la marine soit représentée à égalité avec les deux autres armées, et les postes à caractère général où la représentation peut être assurée au prorata des effectifs de chaque armée.
Enfin, le problème est différent au niveau de l’administration et des services centraux. Là, trois constatations s’imposent :
• Tout regroupement par technique, par type d’activité, ne peut se faire que par éclatement d’une partie de chaque armée. Tel a été le cas pour le fusionnement des services de santé, du contrôle et du corps des ingénieurs de l’armement. Il existe un risque de dissociation de chaque armée si l’on va trop loin dans ce sens.
• Le regroupement des personnels administratifs de chaque armée au sein des services communs entraînerait à coup sûr une perte d’intérêt de ce personnel pour son armée d’origine pour laquelle il était initialement motivé, mais surtout un risque d’inadaptation des structures administratives de chaque armée dont la spécificité ne serait plus servie par des administrateurs qualifiés.
Enfin, les prises de décision se déplacent des anciennes structures verticales vers des directives fonctionnelles ou horizontales, avec le risque de voir ces décisions prises non par les responsables du commandement mais par des organismes extérieurs peu sensibilisés aux contraintes propres de chaque armée.
Pour conclure sur ce point, il n’est pas possible de poser en axiome que toute fusion entraîne automatiquement économie et efficacité. La Commission de réforme des structures qui avait été formée en 1969 et que présidait M. Tricot a dû reconnaître qu’elle n’était pas en mesure d’affirmer que les fusions aient produit des économies de personnel. En fait, l’expérience des fusions qui ont été effectuées montre que l’on n’a pas fait d’économie, les services financiers étant aujourd’hui tous plus importants que la somme des composants anciens, et que l’on n’a pas gagné en efficacité, à cause de la lourdeur que ces fusions entraînent, sauf — et l’exception est de taille — pour la force nucléaire stratégique où les organisations mises en place ont donné lieu à des résultats remarquables. Il est vrai qu’il s’agissait d’une réalisation toute nouvelle.
Les motivations des cadres de carrière
L’absence d’expectative d’un conflit mondial prévisible ne nuit en rien au recrutement et au moral des cadres de la marine. Son action est en effet permanente, que ce soit en temps de paix ou en temps de crise. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi. La marine n’est pas seulement une armée de mer dont la finalité se limiterait au conflit. Elle est d’abord l’expression permanente de l’activité nationale sur les trois quarts du globe. L’article premier du décret portant statut des officiers de la marine définit ainsi leur rôle : « En permanence en haute mer et s’il y a lieu dans les eaux territoriales étrangères, ces officiers, à la fois militaires et gens de mer, représentent la France et ont pour mission de faire respecter ses intérêts et de protéger ses ressortissants ». De là vient ce qui n’est qu’en apparence un paradoxe, à savoir qu’à mesure que nous avons de moins en moins de bases outre-mer, la marine est de plus en plus la seule armée à assurer une présence lointaine. Or, c’est là un facteur qui continue à jouer un rôle important dans la vocation des jeunes que tentent l’aventure de la mer et le désir de voir le monde.
Il ne faut pas négliger non plus la motivation scientifique et technique. Certes, c’est une motivation commune aux trois armées, mais la marine, avec son domaine d’intervention dans les trois dimensions : aérienne, en surface et sous-marine, offre des possibilités plus riches., à tel point qu’en 1974 une branche particulière, plus précisément orientée vers les techniques d’ingénieurs, a dû être créée dans le corps des officiers de marine. En outre, la stratégie de dissuasion n’a fait que renforcer le rôle du marin et donc rendre son métier plus passionnant en lui conférant de très grandes responsabilités, puisque cette stratégie repose principalement sur les sous-marins nucléaires qui comptent chacun presque autant de missiles que le plateau d’Albion. Cela se sait et cela se fait sentir dans le recrutement des cadres. À l’entrée à l’École Navale, après une baisse du nombre des candidatures pendant quelques années, le niveau de celles-ci a très nettement remonté en quantité et en qualité depuis deux ans. ♦
(1) Bâtiment de transport léger conçu spécialement pour le transport et le débarquement d’une compagnie complète avec armes, équipements et véhicules, le Batral peut accueillir 180 passagers et 380 t. de matériel ; vitesse moyenne 13 nœuds : autonomie 4 500 nautiques.
(2) En mars 1976.
(3) N.D.L.R. – L’amiral Joire-Noulens faisait ainsi allusion au projet de loi sur la programmation 1977-1982 qui a depuis lors été voté par le Parlement. En se reportant à notre chronique « Défense en France » dans le présent numéro, le lecteur pourra comparer les besoins exprimés ci-dessous avec les programmes inscrits en fait dans le document joint à la loi.
(4) Effectivement votée, la loi a été promulguée sous le numéro 76-399 du 10 mai 1976 (Journal Officiel du 11 mai 1976).