Afrique noire : permanences et ruptures
Que l’Afrique noire soit mal partie est désormais d’une si cruelle évidence qu’une telle affirmation n’a pas besoin de démonstration. Depuis l’ouvrage de René Dumont, les titres sur ce thème n’ont pas manqué ces dernières années : « Afrique étranglée », « Main basse sur l’Afrique », « Afrique désenchantée »… C’est le même tableau qui ressort : aggravation continue des famines, instabilité politique chronique, persistance des conflits interétatiques ou intérieurs, permanence des interventions extérieures, alors que l’OUA, créée dans l’enthousiasme, étale son impuissance.
Le solide ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch adopte une approche plus sereine et discrète. Il ne sacrifie ni au facile catastrophisme ni à la polémique, mais replace l’Afrique contemporaine dans la perspective de sa longue histoire. Au terme de séjours prolongés, étalés sur vingt années, et de lectures et d’études exhaustives, elle est devenue convaincue que « les drames africains actuels sont trop fréquents, trop répétitifs pour relever du hasard ». Mais, il lui paraît trop simple de les expliquer par le seul jeu des facteurs extérieurs : traite négrière, colonialisme, néocolonialisme. Certes, tous ces facteurs ont joué mais ils n’expliquent pas tout et il convient d’en mesurer l’exacte portée. Citant les plus récentes études sur le sujet, qui convergent largement d’ailleurs, elle évalue le total d’individus « exportés » vers l’Amérique, entre 1450 et 1900, à 11,7 millions, ce qui est loin, même si on ajoute toutes les pertes indirectes et les conséquences démographiques, aux chiffres d’une ponction globale de 50 à 200 millions, comme certains auteurs le prétendent…
Elle part d’une réalité plus fondamentale, à savoir la nature essentiellement paysanne des sociétés africaines. Le monde rural représente encore l’immense majorité des populations africaines. C’est tout l’univers culturel, mental, institutionnel qui s’ordonne autour d’un rapport spécifique à la nature et au sol. Or, la colonisation puis l’indépendance ont entraîné l’« effondrement quasi total de tout ce qui paraissait fonder, il y a encore un siècle, leur existence ». C’est sous cet angle global qu’est appréhendée l’histoire africaine et que sont examinées quatre séries de questions : l’histoire démographique du continent, l’évolution des modes de pouvoir, les mutations et les résistances des réalités paysannes, l’essor démesuré des villes.
La démographie africaine apparaît particulièrement. Elle se caractérise par une stagnation de longue durée : le chiffre de 100 M atteint vers 1450, ce qui faisait du continent africain le plus peuplé au monde, s’est perpétué jusque vers 1800, alors que dans le même temps, la population chinoise triplait ! Le continent africain a subi deux traumatismes : la traite négrière, dont les effets économiques et sociaux ont été plus importants que le prélèvement humain effectué, la conquête coloniale qui a provoqué une brusque mutation démographique.
S’agissant du pouvoir, elle en étudie en détail les modalités historiques, du village à l’État. La société traditionnelle s’est toujours opposée aux modèles extérieurs, d’où les distorsions fréquentes.
Les réalités paysannes ont été étudiées sous presque tous leurs aspects. Les faits résistent à toutes les analyses et tentatives successives de « réformes » : plus de 250 M de paysans sont de moins en moins à même de subvenir à leurs besoins.
La lente émergence des mouvements sociaux, qui sont le produit d’une croissance urbaine anarchique, apporte des changements majeurs dont il est encore impossible de prédire tous les contours.
Ce parcours à travers l’histoire, le paysage mental et les sociétés africaines, que conduit avec brio et compétence Catherine Coquery-Vidrovitch, se termine par une interrogation angoissante. L’Afrique pourra-t-elle opérer cette « révolution radicale de ses structures sociales donc politiques » à défaut de laquelle elle se maintiendra dans son état perpétuel de sous-développement… ? Tout le problème africain est là et pour longtemps encore.