Eux et nous : les relations Est-Ouest entre deux détentes
« Un pays qui est allé jusqu’à fabriquer, à la fin des années 1970, 3 000 tanks, 5 000 véhicules blindés, 1 300 avions de combat et 12 sous-marins nucléaires par an, un tel pays doit bien avoir des idées derrière la tête ». C’est à dévoiler ces idées que s’applique Michel Tatu et à cerner la réalité de ce que l’on appelle fort injustement l’affrontement Est-Ouest. Connaissant l’auteur et la rigueur ascétique de ses analyses, on peut s’attendre à d’excitantes découvertes.
C’est qu’en effet il s’agit de tout autre chose que de l’affrontement symétrique quotidiennement présenté par nos médias ou de la lutte de 2 superpuissances entre lesquelles, selon nos gouvernants, il importerait de tenir parts égales. Il n’y a qu’une seule grande puissance hégémonique, soviétique ; qu’une seule idéologie, marxiste-léniniste ; qu’un seul régime qui vaille, socialiste ; en face desquels l’ensemble du monde libre – et non la seule Amérique – est une réserve de barbares sans consistance, promis au joug ou à une heureuse assimilation.
Les dysfonctionnements sans remède du régime soviétique fournissent a contrario la preuve de la perfection d’un système sur lequel l’échec et le ridicule n’ont aucune prise et qui suit tel le bœuf son énorme et monotone sillon. Devant cette ténacité bestiale, l’Occident léger se raccroche à l’espoir d’un paradis de détente, espoir toujours déçu et toujours renaissant. De réactions atterrées en protestations dérisoires, l’Ouest enregistre les avancées que sa non-détermination, plus que la détermination de l’autre, autorise à l’URSS. Pourtant, la nature de fer de la stratégie soviétique ne se dissimule guère et il faut bien de la naïveté pour imaginer, avec le président Valéry Giscard d’Estaing, que les rapports d’homme à homme y puissent changer quoi que ce soit. Faute de pouvoir agir, on se paye de mots dont les plus malheureux, de l’ancien président (1974-1981) à l’ancien ministre des Relations extérieures Claude Cheysson (1981-1984), ont eu pour objet la malheureuse Pologne (« bien sûr, nous n’allons rien faire ! »).
Après un tableau du monde communiste et des relations Est-Ouest, Michel Tatu consacre la dernière partie de son livre à la course aux armements. Nos lecteurs l’y suivront avec une particulière attention. À Moscou, quoi qu’on dise et on ne s’en prive pas, l’agression militaire américaine n’est en aucune façon redoutée. Aussi faut-il s’émerveiller – ou s’inquiéter – de cette immense puissance militaire soviétique construite hors de toute menace. L’Amérique n’est pas menace militaire, mais simple « nuisance à écarter ». La dissuasion nucléaire y pourvoit pour sa part, parfaitement intégrée par les dirigeants du Kremlin. Certes, ce qu’on croit est une chose, ce qu’on dit en est une autre. Le blocage nucléaire constaté ne saurait être reconnu publiquement, et l’on s’attache à encourager la panique des Européens de l’Ouest par l’exaltation du cataclysme nucléaire. Ainsi se rallie-t-on tous les pacifistes, orthodoxes des mouvements de la paix et « innocents » des mouvements de paix. Tatu va jusqu’à suggérer que c’est pris à leur propre piège que les dirigeants soviétiques en seraient venus à modifier, même à l’usage interne, leur stratégie nucléaire affichée et à passer de la guerre sans frein, selon la doctrine Sokolovski des années 1960, à l’impossibilité de la guerre nucléaire, reconnue au début des années 1980. Mais, ajoute-t-il aussitôt, tout cela n’est que futilité… la seule question étant de savoir à quel moment la stratégie affichée est la plus fausse : vérité et fausseté sont sans importance pour un régime que le secret, à l’intérieur comme à l’extérieur, protège beaucoup plus efficacement encore qu’on ne le croit. Michel Tatu en donne un exemple parfaitement éclairant : si – hypothèse incongrue – Carter et Reagan avaient appliqué à leur programme d’euromissiles les mesures de discrétion que Brejnev a appliquées au sien, il faudrait attendre 1987 pour entendre M. Reagan faire pour la première fois mention officielle de ses missiles Pershing II !
L’implacable analyse de Michel Tatu autorise-t-elle l’espoir ? Bien sûr et de deux façons. La première, négative, n’a pas la faveur de l’auteur. Elle consiste, faisant fond sur l’insondable bêtise du régime de l’Est, en une patience proche de l’abandon : « à quoi bon faire de nouveaux sacrifices pour l’effort militaire occidental, si les Russes sont perdants de toute façon ? ». On peut juger imprudente cette attitude passive : elle porte pourtant sa pleine charge d’optimisme et offre à l’avenir ses meilleures chances.
Mais l’espoir de l’auteur est plus dynamique : que se réalise enfin, après une si longue attente, le miracle d’un vrai départ de la construction européenne. Et puisque l’arme nucléaire et la situation de l’Allemagne sont les obstacles majeurs sur la voie de la défense unifiée, faisons d’une pierre deux coups et offrons à la RFA, interdite de force nucléaire, le droit de veto sur l’emploi tactique de la force française. On ne partage pas la foi de l’auteur dans les mérites de cette double clé, dont le 1er effet serait, sinon de réduire l’efficacité de la menace française, du moins d’en souligner inutilement les faiblesses. Mais faisons confiance à la subtilité de Michel Tatu. Sa proposition n’est peut-être qu’un exercice pédagogique proposé aux diplomates européens, entorse infime au contrat nucléaire, mais que son parti pris d’inefficacité rendrait acceptable aux plus craintifs.