As-Sabli, Dictionnaire arabe-français et français-arabe
Présenter un dictionnaire de langue arabe aux lecteurs de notre revue ne devrait pas surprendre : les militaires ont eu et ont encore maintes occasions, amicales ou guerrières, de pratiquer cette langue ; et les observateurs des relations internationales ne peuvent, par les temps qui courent, que s’y intéresser.
Or la parution, chez Larousse, du dictionnaire de Daniel Reig est un événement que saluait, dans Le Monde du 21 mars 1984 et avec l’autorité qu’on lui connaît, Maxime Rodinson, linguiste français. L’élaboration d’un dictionnaire est un travail d’Hercule intellectuel. On le dirait bien travail de bénédictin si l’on ne savait que ce sont les jésuites qui, en France et au Liban, s’y étaient consacrés. L’essentiel de ce dont on disposait jusqu’à maintenant provenait en effet de leurs efforts : paru en 1883, le dictionnaire arabe-français du Père Jean-Baptiste Belot, baptisé modestement « vocabulaire » en français, et en arabe, majestueusement comme il se doit, « perles brillantes », a été assorti en 1892 de sa réplique français-arabe et plusieurs fois réédité.
Si tout dictionnaire est travail d’Hercule, la tâche s’alourdit encore s’il faut apparier l’arabe au français. Au problème typographique concret du double alphabet et des sens de lecture opposés s’ajoute celui que pose le passage d’une langue à racines (l’arabe) à une autre (le français) qui ne se soucie pas des siennes. Si la partie arabe-français s’ordonne naturellement selon l’édifice logique des racines arabes, comment sauvegarder, dans la partie français-arabe, cet édifice séduisant pour l’esprit et riche d’évocations ? Daniel Reig s’est fort élégamment échappé du dilemme : un index des mots français renvoie à la partie arabe-français, où les « entrées-bases » (la racine presque toujours) sont numérotées. Ainsi, l’équivalent arabe du mot français est-il immédiatement replacé dans son cadre « morpho-sémantique » complet. C’est un très grand progrès par rapport à la présentation habituelle et qui vaut bien la double manipulation qu’il entraîne.
Mais ce qui fait de la parution de l’ouvrage l’événement qu’on a dit, c’est qu’il s’agit d’un dictionnaire « d’arabe moderne », plus exactement d’un dictionnaire moderne de l’arabe : autre problème spécifique. Nommer les choses est l’acte cognitif premier. Dans le grand essor de la connaissance scientifique, l’initiateur occidental découvrait et nommait d’un même mouvement, il créait en même temps le fait et l’idée, l’objet et le concept. Le monde arabe à l’inverse, longtemps spectateur de l’évolution moderne, a dû se livrer a posteriori à une opération plus artificielle : nommer ce que d’autres avaient mis à jour, inventer les mots après les choses, et ce à partir de matériaux linguistiques largement archaïques. L’opération est pleine d’aléas, dès lors que l’on rejette la simple translitération, et la décision du linguiste n’est pas forcément celle du petit peuple. Ainsi pour désigner le téléphone aurons-nous le choix entre le banal tilifûn et le délicieux hâtif, proprement « le roucouleur ». Le sous-marin est ghawwâç le plongeur, le char de combat dabbâda le rampant, mais le missile est soit qadhîfa, projectile quelconque, soit plus joliment et plus précisément çârûkh le hurleur.
L’arabe moderne est donc, pour partie, une construction récente, longtemps fragile et parfois encore incertaine. Daniel Reig a fait, devant cette nouveauté, œuvre scientifique : durant de longues années il a dépouillé des milliers de documents contemporains, manuels scolaires, presse, littérature, mais aussi écrits de la rue, enseignes, affiches ou prospectus. Vous ferez avec lui maintes découvertes piquantes dont les exemples ci-dessus ne donnent qu’une faible idée.
D’une graphie parfaite et de présentation agréablement aérée, accompagné d’un précis grammatical fort commode, comportant de très nombreuses expressions, locutions, proverbes, le sabil est, comme l’évoquent les deux sens du mot, « voie » à suivre et « fontaine » où s’abreuver de richesses innombrables. L’auteur voit ici son courage récompensé : son dictionnaire ouvre au lecteur, au-delà de l’utilité, les portes du rêve. Si vous êtes arabisant ou praticien professionnel, le sabil vous aidera dans le labeur. Mais si vous n’avez, de la langue arabe, que la nostalgie, ou pour elle plus de goût que de connaissance, le sabil vous réjouira le cœur. ♦