Une proie pour deux fauves ?
Le livre d’Annie Laurent et Antoine Basbous a le mérite de la franchise. Mérite qui n’est pas si courant, tant la complexité des affaires libanaises se prête aux présentations orientées, aux omissions, aux intentions perverses : c’est la guerre. Il a aussi le mérite de la clarté : les malheurs du Liban sont le fait de son voisinage. C’est, au demeurant, dans le cadre d’une recherche sur le « voisinage inégal » dans les relations internationales que les auteurs l’ont écrit, et c’est d’abord la Syrie qui était, pour eux, le grand fauve. L’offensive israélienne Paix en Galilée, à l’été 1982, les a ensuite amenés à souligner la symétrie des visées des deux écrasants voisins et à présenter le Liban comme une proie pour ces deux lions. Syrie et Israël dans le même sac, voilà, en dépit de la vérité objective de la thèse, qui ne plairait pas à tout le monde, fort peu aux « arabistes » et pas du tout au « lion » Assad.
On ne voit pas assez – ce qu’un rappel historique nous suggère d’emblée – le conflit libanais, les rapports libano-syriens, mais aussi l’ensemble de l’affrontement israëlo-arabe comme conflits de décolonisation et douloureuse gestation d’États incertains. Déclaration Balfour d’une part (1917), accord franco-britannique dit Sykes-Picot de l’autre (1916) : sur les ruines de l’Empire ottoman et de ses structures administratives floues, le découpage ainsi esquissé effaçait les rêves anglo-arabes de Croissant fertile et de Grande Syrie, nostalgies abbassides ou omayades. Le décor des affrontements était planté, et pour longtemps.
On ne dit pas assez, non plus, que la Syrie n’a jamais reconnu officiellement la souveraineté du Liban. La politique libanaise du président Hafez el Assad n’est que l’exploitation, par un « fauve » aux aguets de longue date, des fragilités nouvelles créées par l’émergence de la cause palestinienne. Mais il y a un bon usage des Palestiniens : pour Assad – Grande Syrie oblige – ils ne sont bons qu’à sa dévotion. Telles sont la Saïka et l’Armée de libération de la Palestine (ALP), à quoi l’on ajoutera aujourd’hui Abou Moussa et les dissidents de l’OLP. Troubles internes – palestino-libanais ou libano-libanais – exploités ou créés par la Syrie, sont l’occasion de l’occupation syrienne de 1976, sous le drapeau trompeur de la Force arabe de dissuasion. 1976 encore, c’est l’élection d’Elias Sarkis, président imposé, nous rappelle-t-on, par les pressions fort rudes des Syriens. Saïka, occupation militaire, président fantoche, tels sont les moyens de la finlandisation à laquelle Assad a réduit le Liban. L’offensive israélienne a-t-elle contrecarré les projets du « lion » ? Ou au contraire faut-il y voir, avec les auteurs, une entente tacite de la Syrie, d’Israël et des États-Unis ? Le partage d’influence nord-sud, dépeçage de la proie, serait alors, au sens propre, le constat d’un équilibre de puissance.
Certes la politique souple et tenace poursuivie par le président syrien avait beau jeu à exploiter la versatilité et les renoncements libanais. C’est ainsi que la longue humiliation de l’armée libanaise, maintenant heureusement effacée, a de troubles raisons et la méfiance syrienne n’est pas la seule : la « théorie des faiblesses », chère à Pierre Gemayel, le père des Kataëb, soutient qu’une armée forte aurait été contrainte de s’engager contre Israël, ce qu’il importait d’éviter. Ajoutons que ladite théorie permettait d’accroître symétriquement la puissance des milices phalangistes.
La démocratie libanaise, disent fort bien nos auteurs, est un « code de tolérance entre 17 communautés religieuses et minorités ethniques ». S’il n’est pas étonnant que les Syriens aient toujours su trouver, dans ce foisonnement, des alliés, les brusques renversements des alliances déroutent l’observateur. Mais ces subtilités orientales ne sauraient faire oublier à l’Occident le fait incontournable : l’existence, autour du Mont-Liban, d’une communauté chrétienne autonome. La pérennité de cette situation, unique en pays d’Islam, doit beaucoup à la protection fraternelle de la France, sans cesse renouvelée depuis Saint-Louis et dont l’épisode le plus précis est l’expédition de 1860. Hélas ! Charles de Gaulle fut le dernier « souverain » français à accepter sans réticences ce noble héritage. Il a laissé la place – et toute l’amertume des chrétiens libanais se retrouve sous la plume des auteurs – aux technocrates et aux économistes, tenants d’une politique tour à tour pro-israélienne et pro-arabe. L’ultime déception est « le revirement spectaculaire de la politique du gouvernement français à partir de juin 1982 ». L’option idéologique du soutien à l’OLP, choisie tant par le parti socialiste que par le Quai d’Orsay, est douloureusement ressentie par les « libanistes », réduits à se tourner vers l’Amérique : « Il est donc permis de penser que le futur Liban – échaudé par l’attitude française – ne considérera plus la France comme son partenaire prioritaire et privilégié ».
Annie Laurent et Antoine Basbous formulent en conclusion 3 hypothèses : tutelle israélienne, neutralité, balkanisation. Trois hypothèses pessimistes, on le voit, mais heureusement incertaines. « Lutte de libération » est une étiquette souvent abusive. Elle convient parfaitement au Liban, auquel on ne l’applique pourtant pas. Le Liban, ce livre nous le montre avec des accents de sincérité qui touchent, est un pays à libérer : des fauves qui le déchirent, comme de ses propres démons. ♦